Le Cousin Jules
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Le Cousin Jules

Documentaire de Dominique Benicheti (1972)

L'histoire que nous conte Le Cousin Jules est celle d'une époque en grande partie révolue. C'est le genre de documentaire tout droit sorti d'un passé égaré dans les limbes du temps, déjà, seulement quarante ans après son tournage. Et s'attarder sur le travail remarquable de Dominique Benicheti et de son équipe, c'est un peu comme tomber nez à nez avec un de nos ancêtres, comme déterrer un vieux parchemin poussiéreux porteur de ce que l'on considérerait aujourd'hui comme des secrets d'une vie antérieure mais qui n'étaient alors que des gestes simples de la vie de tous les jours. La ruralité envisagée comme un mode de vie et non pas comme un spectacle ou une expérience alternative, en dehors des enjeux politiques cruciaux actuels, filmée au plus près du naturel. Regarder Le Cousin Jules en 2016, c'est jeter un pavé du passé dans la marre du présent qui projetterait une myriade de gouttelettes commémoratives. Le passé qui éclabousse le présent de sa fabuleuse authenticité, la passé qui nous enveloppe de sa réminiscence d'une bouleversante vérité. Et j'userais volontiers d'un argument d'autorité en lien avec mon expérience personnelle pour assurer qu'on observe ici une expression de la vérité à l'état pur.


Entre avril 1968 et mars 1973, Dominique Benicheti a filmé le quotidien de Jules et Félicie Guiteaux, un couple de paysans tous deux nés en 1891. Lui est ferronnier, elle s'occupe du reste des activités qui ont trait à la vie à la campagne dans ces années-là. Ce sont des journées remplies de gestes lents et précis, répétés des milliers de fois, tous aussi importants les uns que les autres. Le superflu n'existe pas chez Jules. Il faut allumer le poêle, préparer le foyer dans lequel on fera chauffer le fer à blanc, alimenter les braises en oxygène à l'aide d'un immense soufflet, et battre le fer, inlassablement, tant qu'il est chaud et rougeoyant. Le marteau frappe le futur montant de volet, le bruit si singulier du choc résonne, l'étau enserre, le métal se tort, l'objet se forme. Chaque geste est minutieux, chaque mouvement semble aussi banal qu'essentiel, et le tout dénote une expérience que seule la pratique répétée à l'infini permet d'acquérir. De son côté, Félicie s'occupe avec la même rigueur et la même application, dans ce que l'on pourrait qualifier de concerto lent mais millimétré, avec deux partitions qui s'emboîtent parfaitement, harmonieusement. Il faut peler les patates et préparer le repas, aller chercher de l'eau dans le puits, la répartir pour tous ses usages, préparer le café à l'aide d'un moulin et d'une vieille cafetière, et le servir dans des verres avec du sucre. Un peu comme si tous les objets cachés dans nos greniers ou exposés en décoration prenaient vie et retrouvaient leur utilisation passée. Puis vient le temps de la sieste, repos au soleil bien mérité, tranquillement installé sur une chaise à l'ombre d'un béret.


Soudain, les images deviennent ternes. Tiens, un fossoyeur qui creuse une tombe. Jules se rase, seul, devant un miroir accroché à une fenêtre, installé là pour l'occasion. Un café, seul, en lisant le journal. Il faut aller ouvrir le poulailler, nourrir les poules, ramasser les œufs. Faire le lit, bien positionner l'édredon volumineux et le dessus de lit brodé, passer un coup de balais après avoir allumé la lumière — ah, tiens, il y a l'électricité dans la maison. Ramasser du bois avec la voisine, acheter du pain au commerçant qui passe non loin en camion pour sa tournée, faire la soupe en préparant soigneusement tous les légumes. Seul. Récupérer les épis de maïs de la saison dernière accrochés au plafond, et les égrainer pour plus tard, pour les poules. Recoudre un bouton de pantalon, soi-même. Et enfin manger la soupe qui a mijoté, à la tombée de la nuit, seul. Vue de l'extérieur à travers la fenêtre, de nuit, magnifique. L'événement ne sera jamais mentionné, mais Jules est désormais bien seul. Il a dû abandonner sa forge pour assurer l'indispensable que Félicie, à sa mort, lui a laissé : ce sont les aléas d'un scénario qui ne s'écrit pas.


Cinq années ont défilé sous nos yeux. Le Cousin Jules a distillé ses images durant une heure trente. Par la magie du montage, le personnage éponyme semble nous avoir résumé sa vie en une journée, du lever du jour à la tombée de la nuit.


Il est difficile d'expliquer par des mots en quoi l'enchaînement de ces événements est à mes yeux exceptionnel. Il ne le sera d'ailleurs probablement pas pour beaucoup. Mais chez ceux qui ont connu cette vie par procuration, ceux qui voudront bien jeter un regard en arrière, ceux qui ont envie de regarder ce passé-là droit dans les yeux, chez tous ces gens-là, Le Cousin Jules prendra tout son sens et aura une valeur particulière. Un document historique au charme naturaliste. C'est un rapport au monde d'une sensibilité extrême, un cadre dans lequel il était encore aisé de faire la distinction entre misère et pauvreté, une existence passée partagée entre rudesse et sagesse, rappelant fortement la récente trilogie documentaire de Raymond Depardon, Profils Paysans. L'image de la forge abandonnée en plan fixe, ultime regard émouvant sur ces outils qui ne serviront plus et sur cette page depuis longtemps tournée, sécrète un venin puissamment mélancolique. L'occasion de saluer une dernière fois le travail remarquable au niveau de l'image (CinemaScope) et du son (attentif aux moindres détails), magnifiant chaque geste, parachevant l'immersion, et faisant parvenir jusqu'à nous l'odeur du fer chaud et du café d'autrefois.


Version illustrée (que je recommande) : http://www.je-mattarde.com/index.php?post/Le-Cousin-Jules-de-Dominique-Benicheti-1972

Morrinson
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le 19 mars 2016

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Morrinson

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