Si Dial M for murder n’est pas le meilleur Hitchcock, c’est sans doute le film – presque – parfait pour résumer ce qui fait tout le jus de son cinéma, dans la mesure où il s’agit d’une véritable leçon de suspense. Comme le maître en la matière l’a toujours expliqué, il faut distinguer le suspense du mystère et de la surprise. En effet, ce n’est pas très intéressant (du point de vue du de la tension dramatique) de montrer le quotidien d’une personne, puis de la faire assassiner brutalement sans prévenir le spectateur, parce qu’en dehors du crime, le reste de ce qu’on a vu risque d’être assez inintéressant si on ne sait pas ce qui va arriver, d’où l’intérêt d’amorcer les choses, de prévenir le spectateur de ce qui va se passer, de faire sentir la scène de crime avant qu'elle ait lieu.
Mais dans ce film, Hitchcock ne fait pas qu’amorcer : il nous dit tout. Absolument tout. En effet, dans l’une des premières scènes du film, le commanditaire du crime reçoit l’assassin chez lui et lui explique en détail la façon dont le meurtre de sa femme doit se dérouler, la caméra filme chaque recoin de la pièce avec une élégance et un brio qui nous permettent déjà d’imaginer toute la scène sordide à venir. La description est d'une précision chirurgicale, on n'a rien vu, mais on sait exactement ce qui devra se passer. C’est donc là que se crée le suspense, lorsque le spectateur en sait trop et qu’il est ainsi armé pour voir la scène de crime avec un certain degré de lecture, se demandant à chaque étape si les choses vont ou non se passer comme prévu. Bien sûr, cette longue scène explicative peut sembler un peu trop bavarde, mais Hitchcock la filme tellement bien que c’est captivant de bout en bout. Ray Milland joue le mari jaloux au sang-froid infaillible à la perfection, mais dans cette scène, il est pratiquement montré comme le diable en personne au fur et à mesure qu’il explique son plan, entre les plans sur le feu de la cheminée, sur lui assis à son bureau, ou lorsqu’il lance une liasse de billets d’un bout à l’autre de la pièce au tueur à gage pour le convaincre et que la caméra suit ce mouvement brutal, créant une rupture dans la lenteur de la séquence, marquant le moment où le pacte avec le diable est passé. Cette scène ressemble en tout point à la bande-annonce de Psycho, qui est en fait un court-métrage à suspense d’Hitchcock et surtout, un chef-d’œuvre de six minutes à elle seule. On y voit le réalisateur se promener dans les décors du film, vides, et décrire les différents crimes que l’on y verra, sans rien montrer, tout en prenant soin de ne pas révéler les personnages impliqués, l’ordre de ces scènes et le moment où elles ont lieu.
Sauf que Dial M for Murder ne s’arrête pas là. Car évidemment, rien ne se passe comme prévu et après le crime raté, il y a l’enquête. Et là aussi, tout repose sur le fait que nous, spectateurs, sachions tout et ayons tout vu. Le but n’est pas de faire planer sur nous un mystère, mais une délectable tension. Nous passons notre temps à nous demander comment les enquêteurs vont finir par découvrir ce qui nous a été montré. Et c’est là que c’est génial, parce que la scène de meurtre va être racontée et reracontée à maintes reprises avec à chaque fois une version différente et que c’est la version précédente et la distribution des informations qu’elle a rejouée entre les enquêteurs et nous qui amorce le suspense dans la suivante. Le procédé de départ est donc réopéré cinq ou six fois dans le film, peut-être même sept, et la tension est toujours plus grande. À la fin du film, ce n’est plus du suspense, c’est du suspense de suspense de suspense, du suspense au sixième degré, parce qu’évidemment, à chaque fois que la police en saura plus, le meurtrier va inventer un nouveau mensonge et réussir à garder un sang-froid à toute épreuve.
Le scénario adapté d’une pièce de théâtre de Frederick Knott est extrêmement bien rodé et une bonne partie de la mise en scène y est déjà présente, puisque celle-ci consiste principalement dans le fait d’annoncer, de montrer des éléments d’une histoire assez banale avant qu’ils aient lieu pour créer une tension. Mais seule la caméra d’Hitchcock pouvait sublimer cette pièce avec un tel brio, sans trop en faire, toujours avec un certain humour – la réaction du mari quand il comprend qu’il a été démasqué à la fin notamment. Et puis il y a cette fois la 3D, que je n’ai pas expérimentée et qui me paraît assez peu utile pour un quasi-huis clos comme celui-là – excepté le moment où Grace Kelly tend la main vers le spectateur quand elle manque de se faire tuer –, mais qui témoigne d’une véritable ambition de la part du cinéaste et d’une volonté de toujours surprendre par sa mise en scène.
Finalement ce huis clos où tout tourne autour de l’idée fascinante du crime parfait, c’est un peu Rope en réussi, avec des mouvements de caméra remarquablement bien pensés, là où le film de 1949 s’encombrait d’un effet de style novateur, mais sans grand intérêt dans ce film-là, le plan-séquence. Il n’y pas de philosophie de comptoir ou de discours moralisateur cette fois-ci et le jeu des acteurs est bien meilleur. Dial M for Murder est même plus réussi d’un point de vue leçon de morale, puisque sans être didactique, il montre bien qu’un crime parfait n’est pas possible et qu’une multitude d’imprévus et de grains de sable viendront compromettre les plans de quiconque s’y essaiera.