Pour avoir visionné le film trois, ou quatre fois en l’espace de deux mois (quel merveilleux outil est Senscritique pour ceux qui n’ont pas la mémoire des dates), je crois bien que toute la ferveur qu’a mis ce cher Sergueï dans son film en 1925 a bien percée chez moi, pourtant nourri à l’ultralibéralisme mondialisé et à l’individualisme forcené. Comme quoi, même morts, les Soviétiques restent bel et bien forts.
Et, oui, j’y viens (et tout en étant hâtif).
Le cinéma pour Sergueï Eisenstein, c'est un peu comme un travail théorique qui nécessite une vraie rigueur intellectuelle, et une profonde maîtrise du sujet.
Le rendu est dès lors une réussite, mais non académique, tout simplement stylistique et narrative. En somme, une véritable révolution pour les premières années du cinéma soviétique, et même européen. Une véritable révolution rouge, que le réalisateur met habilement en scène dans son film.
Pour arriver à s'immiscer au fond de son sujet, qui servira de prime abord de propagande, Eisenstein prend un événement antérieur à la révolution d'octobre 1917. La révolte d'Odessa, révolte populaire contre l'autoritarisme tsariste. Un prétexte habile qui permet d’évoquer, sur fond de film historique, un message bien plus politique. Il montre le soulèvement d'une ville de province contre l'autorité du tsar ; il montre le soulèvement d'un seul homme contre un pouvoir fatigué qui ne peut recourir qu'aux armes ; il montre, enfin, l'union de tout un peuple, qui derrière un même idéal, s'est regroupé pour former une nation d'un nouveau genre. Eisenstein contribue habilement à enrichir et perfectionner le mythe soviétique à travers son cinéma. Un mythe qui pourtant, comme chacun sait, s’est délité jusqu’à la chute du régime soviétique, où l’horreur des crimes de ce siècle rouge prit enfin fin (remarquez l'horrible allitération).
Pourtant, en dehors de toute considération politique, historique ou même philosophique, Le cuirassé Potemkine est un véritable chef-d'œuvre du cinéma. Il y a dans ce film un rythme impétueux, un souffle d'une rare intensité ; il est vrai, d’abord formé par la musique composée par Dmitri Chostakovitch, qui parvient alors à faire communiquer ces gestes, ces expressions de peur lors du massacre des marches d'Odessa, et ce triomphe des marins du cuirassé, libérés du commandement du navire. La musique vient véritablement apporter une voix à ce film muet en noir et blanc. Enfin, nul besoin d'entendre les cris de ces insurgés, la seule force des images suffit à entendre résonner dans nos têtes toute cette vigueur, cette farouche détermination à montrer au pouvoir que le peuple peut le défier, et le renverser à tout moment. Aussi, le seul vaisseau maritime, ce mastodonte de fer « Potemkine », du nom, pourtant d'un prince russe, arbore alors le drapeau rouge, seule once de couleur noyée dans des images entièrement en noir et blanc. Le cuirassé devient dès lors ce symbole de toute une lutte, transportant sur les mers une idée nouvelle, d'une forme d’humanité retrouvée.
Beaucoup soulignent l’extrême perfectionnisme du réalisateur qui, armé de sa caméra, arrive à dire beaucoup de choses. Et assurément, les gros plans d’Eisenstein font parler la partie pour le tout. Le quartier de viande avariée et grouillante de vers que nous découvrons au début du film à bord du Potemkine déclenche certes la colère des marins, mais induit clairement une vérité plus générale : il y a quelque chose de pourri dans l’empire des tsars. Mais curieusement, l’abstraction fréquente des effets de montage ne contamine pas l’apparence quasi-documentaire du film. Si Eisenstein réalise ici un film visionné aujourd’hui comme un documentaire, ou tout du moins comme un film historique, marque du passé culturel soviétique, il est je pense, avant tout, un film centré sur l’Homme, sur ces « frères » (le mot « братия », qu’hurlent les marins du Potemkine lors de la dernière scène du film) qui, menés par un même idéal, décident de mener collectivement leur avenir contre le pouvoir et l’autoritarisme.
Le Cuirassé Potemkine fait partie de ces films qui ont donné un visage au cinéma européen. Non seulement, il lui a apporté une fondation, disons, d’abord théorique — sans même citer le travail d’Eisenstein, davantage assimilable à celui d’un universitaire que d’un cinéaste, et que je serai personnellement incapable de comprendre — mais aussi une approche, où l’art, finalement, en tant qu’il est le propre de l’Homme, finit toujours par rejoindre sa réalité, et non à s’échapper vers un esthétisme béat sans consistance. Je ne veux bien sûr pas opposer ce qui pourrait s’apparenter à une forme de naturalisme, et de l’autre côté une forme esthétique plus diffuse, et peut-être plus créative, mais surtout plus abstraite (et finalement incohérente), mais seulement affirmer qu’à travers son film, Eisenstein a prouvé que le cinéma n’était qu’une forme vivante de l’art, toujours en mouvement, et qui finit par devenir intemporel et universel. Je crois personnellement que le cinéma, en tant qu’art, regroupe certaines oeuvres, qui comme en littérature, permettent à l’être humain de s’élever, de comprendre certaines choses, qui bien qu’intuitives, prennent leurs racines dans la réalité même.
Et l’oeuvre de Sergueï Eisenstein fait indubitablement partie de ces chefs-d’oeuvres, qui bien qu’ancrés dans un contexte propre, deviennent universels et intemporels.