Spoilers (un peu)
Je le confesse aisément : ce n'est ni la qualité (éclatante) du film, ni le besoin de mettre en avant une comédie française de qualité - oasis au cœur d'un désert long de près de trois décennies-, ni Adèle Haenel qui m'ont poussé à écrire cette critique mais simplement le désir de placer cette réplique en guise de titre.
Ceci dit, j'avais quand même envie de parler du nouveau film de Mr. Oizo, alias Quentin Dupieux (ou c'est l'inverse, je ne sais plus), qui se fond à merveille dans une filmographie plus cohérente que les films qui s'y trouvent. Depuis près de quinze ans, Dupieux manie le non-sens, l'absurde et l'humour noir sans se plier au conformisme qui étouffe la comédie française contemporaine. Il faut dire que mon cinéma avait eu la bonne idée de programmer la bande-annonce du nouveau chef-d'oeuvre de Christian Clavier, Mathilde Seigner et Joey Starr réalisé par le bien-nommé Arnaud Lemort. Forcément, tout ce qui passe à l'écran après ces deux minutes d'angoisse et de malaise soulage et donne l'impression d'être sorti des mains d'un Scorsese ou d'un Cimino. Parlons justement de ce dernier, cinéaste maudit parmi les maudits, auquel rend hommage Dupieux dans son titre. The Deer Hunter et Le Daim n'ont pourtant pas grand-chose en commun puisque Jean Dujardin ne chasse pas le daim avant de faire des parties de roulette russe endiablées avec des Vietcongs.
Néanmoins, Georges partage un peu les mêmes soucis psychologiques que Christopher Walken et sa bande. C'est un homme seul, séparé de sa femme, en pleine crise de la quarantaine. Le sujet est idéal pour Dupieux, toujours à la recherche de personnages en quête de (non)-sens. L'errance de Dujardin est filmée à ciel ouvert, dans un village de montagne enneigé où les voitures de police n'ont probablement pas de chaînes pour les pneus. Pourtant, il se dégage une impression étrange, de huis-clos. Le récit est anxiogène et ne sort jamais de la boîte crânienne de Dujardin.
La bande-originale, envoûtante à souhait, insère quelques notes fatidiques, dignes d'un prélude tragique. Dupieux filme une tragi-comédie noire, où chaque scène explore une parcelle de folie schizophrène supplémentaire. Georges est malade, seul, mal-aimé, égocentrique et en profond mal de reconnaissance sociale. Sa rencontre avec Adèle Haenel donne lieu aux meilleures scènes du film, celles où le récit parvient à s'extraire de l'esprit de Dujardin pour mener une réflexion pleine d'ironie sur le vide de l'existence. On pense notamment à Albert Dupontel et son Bernie. On retrouve chez Dupieux un talent équivalent pour filmer le malaise, la marginalité, la folie. Il ne s'agit pourtant pas de faire dans l'hystérie, mais de conter une progression narrative qui pousse lentement Georges au-delà des frontières du réel. La vacuité de son amour pour le daim ne traduit pas autre chose : il perd contact avec le réel, s'investit d'une mission à caractère religieux. Il est facile d'y voir une satire de la société consumériste et du pouvoir des écrans. Dupieux ne cherche pourtant pas à donner des leçons de morale, mais à faire rire, par tous les moyens. La mise en scène est d'une égale ingéniosité avec celle de Réalité. Elle frôle avec l'amoralité parfois, s'amuse du décalage dans le double jeu de Dujardin (meilleur chasseur de blousons que cinéaste amateur), de ses mensonges à répétition qui touchent quasiment au délire mystique : tel un croisé en mission, Dujardin semble habité par une force surnaturelle qui l'invite au meurtre : le mobile est bien entendu ridicule et le rire devient facile. Entre deux meurtres et un enterrement de blousons à l'aide d'une pelleteuse, Dupieux parvient, avec la complicité de la géniale Adèle Haenel, à extirper un souffle lyrique de cette tragédie d'une ironie noire. Les deux paumés finissent par s'entendre l'un et l'autre, l'espace d'un instant. Plus l'émotion est rare, plus elle est précieuse et intense.
Jusqu'au bout, c'est le rire et l'absurde qui dominent dans une scène finale qui disculpe le malheureux Georges. Etre fou, cela devient une normalité quand on on goûte à la solitude et que nos repères disparaissent. Finalement, le blouson en daim est bien le dernier objet qui rattache ces paumés à la société. C'est pour ça qu'il est sacré, c'est une relique de notre temps dans un récit où tous nos repères s'effacent, où tout sens logique s'échappe. Avec Le Daim, Dupieux signe une nouvelle comédie noire, éprouvant un remède aux angoisses de notre existence et à l'épreuve du conformisme dans un monde uniformisé. C'est très drôle, ça fait du bien, et surtout, c'est exactement ce dont la comédie française a besoin. Au fond, Quentin Dupieux se reconnaît certainement un peu à travers le personnage de Dujardin : il est lui aussi marginal et malheureusement trop seul au royaume des Fabien Onteniente, Christian Clavier et Franck Dubosc.