Avant toute chose, je précise que cette critique s'appuie sur l'original cut, c'est-à-dire la version de 1924 qui ne comportait pas ce « happy end » quelque peu polémique, que Murnau eut à cœur de rajouter a posteriori par pitié et amour pour son personnage. Mais ce rajout, comme beaucoup ont raison de le souligner, a pour effet d'atténuer considérablement tout le tragique de la condition de ce vieillard en perdition. Ainsi, pour en respecter toute la puissance, je m'en tiendrai au montage original – malheureusement presque introuvable aujourd'hui – qui selon moi en fait un chef-d'œuvre incontestable du cinéma muet.
(spoilers)
Le Dernier homme est donc un film grave, sombre, qui dépeint la déchéance tant sociale que humaine d’un homme, et qui a ce statut particulier dans l’œuvre de Murnau de ne présenter aucune trace de cette légèreté parsemée dont je m'évertue, dans chacune de mes critiques des films du monsieur, à souligner l'importance. Si le cinéma fonctionne généralement en trois temps : situation initiale heureuse, élément perturbateur et péripéties, résolution et fin heureuse (schématiquement donc : haut, bas, haut ; ou +, -, +), ici le cinéaste allemand donne à voir une longue et douloureuse descente aux enfers sans retour possible, sans espoir aucun (rendant le rajout final d'autant plus insensé).
Le Dernier des hommes (Der Letzte Mann) fait écho par son titre même à l’idée nietzschéenne du « dernier homme », symbole de la décadence du monde moderne. Une idée selon laquelle les « derniers hommes » sont ceux qui se contentent de leur petit bien-être et de la sécurité de leur quotidien, sans volonté de se dépasser, et pour qui plus rien n’a de valeur hormis cette condition sociale totalement passive. C’est exactement ce qu’incarne le personnage mis en scène par Murnau, qui une fois qu’il perd sa sécurité, son confort quotidien, croit avoir tout perdu puisque pour lui rien d’autre n’a de valeur ou de signification. Il sombre dans le pire des nihilismes, qui s’apparente à un long crépuscule – mais sans aurore cette fois-ci.
Cette histoire est donc celle d’un vieil homme, portier d’un prestigieux hôtel, « L’Atlantic », qui ne vit que pour la reconnaissance que le costume de fonction qu’il revêt chaque jour lui procure, que ce soit de la part de son entourage ou de lui-même. Une fois de plus Murnau laisse une place prépondérante au thème du regard : le regard cinématographique, évidemment, teinté d’expressionnisme, mais surtout au sens symbolique du regard des autres, qui détermine indirectement mais inévitablement le regard que chacun porte à soi-même. Autrement dit, le regard entendu comme jugement de valeur, comme considération ou mépris, et finalement comme obsession écrasante. Un thème universel qui, s’il n’est peut-être pas intemporel, présente indéniablement de vives résonances dans notre société actuelle de l’apparence, de l’« avoir l’air ». La pression sur cet homme est donc avant tout social : l’habit, au-delà du prestige qui l’accompagne, définit l’appartenance à une certaine catégorie sociale. Il est de ceux « qui portent l’habit », lui. Et pas les autres. – Mais quelle fierté ! Le faste de l'hôtel contraste avec le minimalisme du quartier résidentiel du vieil homme, qui passe chaque jour d'un monde à l'autre tel un rongeur quittant son terrier obscur attiré par la lumière et l'émulation extérieures. Murnau illustre simplement mais efficacement cette idée que le rapport que chacun entretien avec soi-même est quasi-nécessairement médiatisé (et se faisant déterminé) par la société, par le rapport aux autres qui suppose toujours une forme de violence. Le vieux portier en fera les frais.
Jugé trop âgé, notre portier est démis de ses fonctions par le directeur de L’Atlantic, qui lui retire son habit (ou plutôt le lui arrache comme si on lui arrachait sa peau, une couche de lui-même) et le relègue à l’entretien des toilettes. La perte de son emploi marque le début d’une lente déchéance privée de tout héroïsme. Ce qui est intéressant, c’est que le plus important n’est finalement pas le costume en tant qu’objet, qu’il parvient à récupérer en cachette pour ne pas perdre la face devant ses semblables, mais le prestige que la fonction procurait à travers ce costume qui le matérialisait. Autrement dit, un objet n’a de sens que contextualisé socialement : ce costume, porté chez soi, ne vaut rien ; mais porté devant la porte d’entrée de l’hôtel, à condition d’être reconnu comme ayant été chargé d’être ici à cet instant précis (d’avoir un contrat de travail officiel, donc), lui donne toute sa valeur. La preuve en est dans la première réaction du personnage qui est évidemment le déni, à soi-même et aux autres. Ainsi il enfile son habit chaque matin et se rend sur son lieu de travail comme si de rien n’était, sauf qu’il tombe sur son remplaçant : quelle différence y a-t-il entre lui et le nouveau portier en charge ? Les deux sont habillés de manière identique, se tiennent au même endroit, et pourtant l’un ne vaut plus rien quand l’autre est reconnu et salué par tous les passants. Là est la terrible réalité de la société, que Murnau rend d’autant plus violente que son personnage devient profondément pathétique.
Puis vient la deuxième étape, qui n’est plus celle du déni mais de l’acceptation de sa condition ; ou du moins de la résignation. Le vieil homme a compris que se mentir à soi-même ne change rien, et lorsque son entourage apprend avec étonnement qu’il n’est en réalité plus le portier attitré, il est immédiatement rejeté par les siens, raillé par ceux de son propre milieu social. Il comprend ainsi que dans le monde des hommes, c'est l'habit que l'on respecte plus que la personne qui le porte. Mais pour lui les deux se confondent : sa fonction était devenu sa nature même, ce qui le définissait en tant qu'être humain. En perdant son habit, au sens où celui-ci perd sa signification et sa valeur, c'est son humanité même qui est inoculée de toute valeur et de tout sens. Alors, comme une âme perdue dans les limbes de son désespoir, le vieillard erre dans les lieux autrefois synonymes de bonheur (les couloirs de l'hôtel, les rues passantes, etc), fantomatique. Et finalement, c'est au sous-sol, dans la salle de bain des toilettes de l'hôtel, lieu le moins raffiné et digne qui soit, et qui plus est l'endroit le plus bas géographiquement parlant (le sous-sol, plus bas que la surface même de la terre, soulignant encore davantage la descente aux enfers du personnage), que le dernier des hommes s'écroule enfin. Il ne se relèvera plus.
Le « happy end » fait intervenir un milliardaire qui meurt dans les bras du vieil homme, lui léguant sa fortune pour le remercier de l’avoir accompagné dans ses derniers instants ; après quoi le vieillard, devenu richissime, et à nouveau reconnu et salué de tous. Le seul point positif de cette fausse fin serait qu’elle participe à montrer ô combien la foule peut être hypocrite et versatile. Malheureusement, elle semble définitivement de trop, et finir sur le plan tragique du vieil homme effondré dans les toilettes était amplement suffisant. Tant pis. Pour ma part je n’en tiens tout simplement pas compte.
Le Dernier des hommes est une œuvre qui étonne par sa technique et sa réalisation. Aucun intertitre (à deux ou trois exceptions) n’est là pour aider le spectateur, qui est directement impliqué dans l’image par le travail phénoménal de la caméra, qui devient un témoin de la condition du vieillard, l’épiant à travers les fenêtres lorsqu’il pleut, prenant l’ascenseur, ou passant le portique de l’entrée de l’hôtel. Bref, pas besoin d’intertitres tant la caméra se charge de faire du spectateur un voyeur, tout en laissant, par une certaine neutralité du cadrage, le soin à chacun de juger lui-même ce personnage tragique : avoir pitié ou le mépriser – les deux sont rendus possibles. Les images parlent d’elles-mêmes, entre la palette d’expressions des acteurs et l’inventivité de Murnau dans son montage et ses prises de vue (parallélismes, plans oniriques ou métaphoriques, etc). La caméra incarne finalement ce « regard d’autrui » dont je parlais plus haut, qui tel un Nosferatu vampirise celui qu’elle observe. Mais elle décrit aussi ce que ressent le personnage lui-même, tantôt immobile, tantôt branlante, voire carrément floue et vacillante lorsque celui-ci abuse un peu trop de la boisson. Un personnage à part entière.
Ainsi nous sommes en face d'un film tout particulier dans l’œuvre du réalisateur allemand, bien plus philosophique et sociologique que peuvent l’être ses autres créations, où l'obsession de Murnau pour la femme et pour l'amour est laissée de côté momentanément ; – mais qui s’insère dans la continuité de son art au carrefour de l’expressionnisme et du réalisme, où les émotions explosent, les regards pétrifient, et les êtres s’éprouvent jusqu’au plus profond de l’âme.