"Rashōmon" dans la France de Charles VI !

Il y a une chose que j'apprécie chez Ridley Scott ici, c'est qu'avec les moyens que lui donne la technique d'aujourd'hui, il continue de faire du cinéma à l'ancienne, voulant prendre le temps de creuser ses personnages, de filmer ses séquences d'action sans s'appuyer sur du CGI ou du moins sans en donner l'impression (oui, le bon CGI, c'est celui que l'on ne voit pas !), avec un sujet à l'ancienne (inspiré d'une histoire ayant réellement eu lieu !), c'est-à-dire un film d'époque durant une période où seuls les super-héros semblent avoir la bienveillance du box-office. C'est bon de sentir de vrais animaux (oui, j'ai vérifié la présence du "No animals were harmed" !) et de vrais humains qui ne sont pas quelques pixels assez laids et visibles.


En outre, le quatuor d'acteurs principaux charismatiques donne envie. Matt Damon incarne la bestialité éprise de justice, Adam Driver le lettré intellectuel qui a laissé le vice entrer en lui, Ben Affleck le seigneur sûr de sa puissance et Jodie Comer, par sa féminité, une dose de grâce dans un monde de brutes.


La peinture qui est faite de l'époque est celle d'un monde où la femme n'est qu'un ventre devant porter un héritier mâle pour perpétuer une lignée, dénuée de statut juridique si ce n'est que par le biais de son époux. C'est une possession, pas un être humain à part entière. Le plus grave n'est pas le traumatisme du viol (d'ailleurs, ça n'a aucune importance pour les dominants !), mais le fait qu'une possession ait été touchée, que la réputation d'un nom ait été salie (le chef de famille paraît même se ficher que sa femme risque de finir sur le bûcher s'il perd !). Pour cela, le film réussit à toucher juste (et paradoxalement, il en sort une grande faiblesse à un moment donné selon moi sur laquelle je vais revenir !).


Le scénario (Matt Damon et Ben Affleck ont participé à l'écriture au passage !), après un flashforward en introduction du duel du titre voulant certainement dire "ne vous impatientez pas, on vous jure qu'il va venir !", fait son Rashōmon en faisant se succéder dans un premier temps le point de vue du mari, ensuite celui de l'accusé et enfin celui de la victime. Par la suite, il y a la décision juridique d'organiser la confrontation et bien sûr cette dernière d'une violence, d'une brutalité et d'une cruauté spectaculaires. Impossible d'être déçu par ce beau morceau de bravoure final.


Bon, la grande faiblesse selon moi... ah oui, déjà, il faut baisser son haut-de-chausses pour commettre un viol parce que je n'ai pas l'impression qu'Adam Driver le baisse, donc c'est techniquement impossible de pénétrer quelqu'un ainsi.


Ensuite, je sais que la notion de viol au Moyen Âge était complètement différente de celle que l'on a aujourd'hui (ou plutôt qui est censé l'être !). Une femme qui ne se débat pas suffisamment le veut bien selon les autorités masculines médiévales (et des siècles qui suivent !) ; donc pour Jacques Le Gris (selon son point de vue !), il a violé une femme consentante (oui, la contradiction débile dans la formulation de cette phrase est volontaire !).


Reste que pour le spectateur contemporain, ça pulvérise toute ambiguïté (ben oui, qu'elle se débat suffisamment ou non, c'est un viol, point-barre, méritant d'être puni le plus sévèrement qui soit !). Je pense qu'il aurait été plus intéressant de montrer l'accusé se disculper totalement (un truc comme "je n'étais pas présent sur les lieux physiquement, donc je suis innocent de ce dont on m'accuse" et c'est parole contre parole puisqu'il n'y a aucun témoin !) pour que l'on se demande qui ment, qui dit la vérité. Ce n'est pas comme si en plus le mari, Jean de Carrouges, n'avait pas mille autres raisons de vouloir du mal à son ennemi (ouais, le comte d'Alençon m'a donné des domaines qui auraient dû te revenir !).


Cela n'aurait rien retiré au propos voulant souligner que les femmes ont une vie de merde sous l'oppression masculine pendant toute l'histoire de l'humanité ; le cadre de la France de Charles VI était suffisamment posé à travers cet angle. Cela n'aurait été en rien contre la thématique de la chevalerie à l'épreuve de #MeToo.


Rien que la conclusion où on voit Marguerite de Thibouville, seule avec son enfant, dans un cadre ensoleillé (loin de la grisaille hivernale qui règne pendant tout le reste du film !), heureuse en l'absence d'hommes, ou le message lors du générique de fin indiquant qu'elle ne s'est pas remariée une fois veuve le font comprendre, donc pourquoi niquer toute complexité ?


Un choix malheureux dans un ensemble autrement très bon, pour ne pas dire quelquefois excellent. Quel dommage ! J'ai juste aimé ce que j'aurais adoré sinon.

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le 16 oct. 2021

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Plume231

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