A lire sur Neocritics
On ne sait jamais trop à quoi s’attendre lorsque l’on va voir un film politique. Ce qui est d’autant plus le cas pour Le dernier jour d’Yitzhak Rabin, dont la sortie coïncide avec les vingt ans de la mort du politique en question. Le film s’ouvre sur une interview solennelle, où Shimon Peres se remémore l’année 1995 et les derniers jours passés aux côtés de Rabin, avant de le voir assassiné devant une foule gigantesque durant un rassemblement pour la paix israélo-palestinienne. Pourtant, il ne continue pas – fort heureusement – dans cette démarche passéiste d’interviews remémoratives. Il nous immerge dans l’action, mêlant les images d’archives de l’assassinat à celles reconstituées par Gitaï. Sur la base du document vidéo d’époque, peu lisible, le réalisateur choisit la même plongée zénithale dans l’idée de montrer distinctement où, quand et comment l’assassin a réussi son office. Un long plan-séquence où le millimétrage des événements – y compris le trajet jusqu’à l’hôpital – permettra une investigation plus précise, basée sur les documents officiels de la commission d’enquête.
Le cinéaste ne s’écarte pas des faits et s’en tient toujours aux documents qu’il a devant les yeux, tout comme la commission était chargé d’enquêter seulement sur « les défaillances opérationnelles » menant à l’assassinat. Il la présente comme un théâtre hybride où les archivistes viennent appuyer ou contrecarrer les propos des témoins à la barre, le décor dénudé étant là pour que l’attention du spectateur soit concentrée sur les faits. Il ne faut pas s’engouffrer dans une mise en scène boursouflée mais bien lui faire comprendre que les choses n’ont pas été faites dans les règles. On se sent même mal à l’aise à certains moments, quand Tomer Sisley témoigne qu’il a emmené Rabin le plus rapidement possible à l’hôpital (une minute trente selon ses dires) avant qu’on ne lui mette sous le nez qu’il se soit déroulé huit minutes entre les coups de feu et sa prise en charge hospitalière. Est-il coupable de quelque chose ? Aucune idée, toujours est-il que chacun est bouleversé par l’événement, à sa manière, et qu’à travers ce chamboulement politique, la société de l’époque (Gitaï y compris) a subi un traumatisme. Le réalisateur ne s’encombre pas de pensées nostalgiques. La mort de Rabin a bel et bien eue lieu, et il est évident à ses yeux que cela est en parti dû au climat de haine perpétré par Benyamin Netanyahu, à l’époque à la tête de l’opposition nationaliste. Les documents de la commission n’étant pas suffisants, le cinéaste enclenche un théâtre complotiste où les réalités aberrantes des manquements à la sécurité de Rabin s’additionnent au fanatisme religieux voué à finir dans le sang. Il vient même à ridiculiser le camp adverse, lorsqu’un long plan séquence s’attarde sur le jugement (en secret) de Rabin, dressant son portrait psychologique (on le dit schizoïde) pour se convaincre de la sainteté du meurtre. Il n’est pas pour autant question de cibler des coupables – à part l’assassin – mais de rester proche des documents d’origine, de veiller à ne rien laisser passer, quitte à répéter plusieurs fois les choses, de mettre côte à côte les images d’archives et celles reconstituées par Gitaï, et ainsi laisser à tous le soin de voir les choses telles qu’elles sont. Le cinéaste tournera constamment autour de cette idée, une démarche visant la précision, de ne pas cibler quelqu’un sans preuves tout en veillant à bien faire comprendre que Netanyahu est un coupable indirect de ce qui s’est passé : « Je le considère comme un type cynique, un idéologue de droite, habile mais sans limites morales ou éthiques ».
Il n’est dès lors pas seulement question de reconstituer les faits, mais de comprendre comment un climat social (qui n’a pas été pris en compte dans l’enquête) a pu influencer de plus en plus certaines personnes, jusqu’à amener un jeune étudiant à assassiner un homme politique élu par le peuple. Il convient de montrer, de décortiquer et de dissocier le vrai du faux pour établir son propre jugement. Il convient, aussi, de rendre hommage à l’homme qu’était Yitzhak Rabin en présentant à quel point il avait une importance dans la vie politique de l’époque. C’est à travers ce long travail de documentation (plus de deux ans) et d’interprétation qu’Amos Gitaï parvient à mettre sur pied un film extrêmement bancal mais brillamment construit. Ce côté paradoxal peut toujours faire pencher la balance du côté du documentaire ou de la fiction, mais ce mouvement perpétuel d’allers et venues reconstitutifs finit sur une séquence très sobre, où un ancien membre de la commission fait le bilan de ces vingt dernières années. Sortant d’une pièce aux allures insalubres, il met un pied dehors pour laisser la caméra révéler le visage de Netanyahu placardé sur les murs, victorieux après sa dernière campagne électorale. Retour à la réalité après avoir joué pendant 2h30 avec le vrai et le faux, ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, quand les aberrations fanatiques semblaient si irréelles mais que Gitaï estime avoir menées le pays à ce qu’il est aujourd’hui.