Si le Dernier métro, sorti quatre ans avant la mort de Truffaut n'est pas son dernier film, il peut être considéré comme une somme de son oeuvre, une manière de testament artistique très serein. L'oeuvre de Truffaut se partage entre temps forts et ambitieux et moments de répit, aussi soignés mais plus légers; elle comprend ainsi plusioeurs grands chapitres, la fausse autobiographie avec la saga Doinel, l'adaptation régulière de romans noirs américains - mais aussi l'amour fou, des films où explose le romantisme de Truffaut, souvent tragiques, à une voix (Adèle H), à deux voix (la Femme d'à côté) ou à trois voix mais à des lieues du vaudeville (Jules et Jim, les Deux Anglaises et le continent), et enfin une réflexion à la fois approfondie et légère (pas toujours) sur le cinéma, et au-delà sur la fonction de l'art (La Nuit américaine, l'Enfant sauvage).
Le Dernier métro reprend, en les entrecroisant de la plus brillante des façons ces deux grandes thématiques de l'amour romantique (dans sa déclinaison à trois personnages) et de la méditation sur l'art - dans l'esprit de la Nuit américaine, mais en infiniment mieux. Le cadre de l'Occupation, avec toutes les ambigüités de l'époque (en particulier pour le monde du cinéma, avec ses résistants, ses crapules et tous ceux qui nagent entre deux eaux) offre un écrin parfait pour la confrontation entre deux modes de résistance - celle de l'extérieur, incarnée par Granger / Depardieu, qui joue sa vie en s'engageant dans le maquis, et celle de l'intérieur, incarnée par Steiner / Heinz Bennent l'artiste, qui joue sa vie en restant dans son théâtre et en poursuivant la diffusion de son oeuvre. Ce cadre permet d'inscrire une réflexion très profonde sur l'art et la vie, le réel et l'illusion dans un récit dynamique et porteur; le génie de Truffaut est d'avoir su doubler cette confrontation théorique par celle des deux hommes, autour de la même femme, en reprenant et en dénouant, plus de vingt ans après et sans aucun artifice le drame de Jules et Jim.
Comme l'oeuvre de Truffaut le récit se construit ainsi entre temps forts, d'extrême tension (la première rencontre de Steiner dans le réduit où il est caché avec Granger venu le secourir lors d'une perquisition plus que menaçante de la gestapo, l'expulsion manu militari de l'infâme critique Daxia par Granger dans la scène culte du restaurant) et apartés légères, qui sont autant de respirations toujours bien venues et toujours dans le ton du film - le rôle de toutes les petites mains du théâtre, l'officier allemand très inquiétant interprété par Lazlo Szabo lors de sa rencontre avec Catherine Deneuve, les bas que l'on se peint sur les jambes en temps de pénurie, le marché noir ...
Tous les comédiens sont remarquables, Depardieu et Deneuve qui n'ont jamais été aussi bien dirigés, mais également tous les seconds rôles, tous les auxiliaires du théâtre, tous ceux qui font que la pièce (et le film, en creux) peut exister (Sabine Haudepin, Maurcie Risch, Andrea Ferreol, Paulette Dubost ...) avec une mention particulière pour Jean Poiret, excellent en avatar de Sacha Guitry (ou d'autres) et plus encore Jean-Louis Richard magistral dans le rôle de l'ordure.
Le fin du film, qui donne toutes les clés, en trois mouvements presque musicaux, referme l'ensemble, rassemble tous les éléments épars et révèle à tous ceux qui en douteraient encore (Truffaut réalisateur "classique") la totale maîtrise du langage cinématographique de Truffaut metteur en scène :
- l'ultime rencontre à la fin de la répétition (avec un autre comédien) entre Marion Steiner / Deneuve et Granger / Depardieu sur le point de partir pour le maquis; pendant deux plans magistraux, extrêmement longs, les deux personnages se rapprochent et s'éloignent aussitôt, se croisent, disparaissent alternativement du champ pour isoler l'autre, tentent des contacts aussitôt annulés, le dialogue trahissant les mêmes intermittences de l'esprit et du coeur, avant, sans mots, l'enlacement rendu inévitable par les circonstances et par la caméra ;
- la fin de la guerre, présentée en voix off à la façon des actualités télévisées de l'époque, où les images documentaires (les avions, les sirènes, le débarquement, les façades des théâtres parisiens) sont confondues (via des enchaînements très rythmés, des surimpressions) avec les images de la fiction, celles du récit et de ses personnages emblématiques, le collaborateur Daxia fuyant dans un décor évoquant l'enfer, le travelling symbolique sur le parcours de l'actrice opportuniste incarnée par Sabine Haudepin (traversant toute l'occupation), la double arrestation / libération (très drôle) de Poiret / Guitry, la foule se réfugiant dans les théâtres pour oublier le cauchemar de la guerre - et plus précisément dans le théâtre des Steiner. Fiction et réalité, art et vie sont dès lors étroitement imbriqués, chacun cautionnant l'autre, la fin de la guerre se confondant avec le bilan du récit. A ce moment Steiner peut sortir de sa cachette, revenir dans le monde, diriger les derniers combats de rue comme il dirigerait des comédiens de son théâtre, comme l'irruption du vaudeville, du jeu et de la vie au milieu des affrontements et des tirs;
- les retrouvailles entre Marion Steiner et Granger, en "deux" temps et en trompe l'oeil sont encore plus remarquables : l'enchaînement de la pseudo réalité tragique de l'hôpital avec Granger en grand blessé et le coup de théâtre (au sens premier) final est encore plus remarquable : il suffit d'un effet de décor, à peine perceptible (les petits personnages au loin gesticulant à une fenêtre, remplacés après un plan de coupe par un décor peint - juste avant que la fermeture du rideau, comme un cache, ne révèle la géniale manipulation) pour revenir à l'essentiel - nous sommes bien au théâtre, il n'y a pas de drame, et les deux personnages interprètent la pièce de Steiner.
Le rideau se rouvre. Les acteurs saluent. Steiner sort à nouveau de l'ombre, les rejoint, se place à côté d'eux, puis Marion, de son initiative, se place entre les deux hommes, sous les bravos du public. Cette fois le triangle amoureux ne débouchera pas sur la tragédie.