Porté par une excellente Monica Vitti et magnifié par une esthétique abstraite de la couleur, Le désert rouge met en scène l'écriture moderne d'un Antonioni renouvelant les codes du cinéma, remettant en question la tradition narrative dans une œuvre éminemment poétique, largement saluée par la nouvelle critique internationale (entre autres les Cahiers, dont Godard extasié par le montage).
Nous avons souvent entendu qu'il s'agissait de l'histoire d'une femme dépressive ne se sentant pas en adéquation avec la réalité. Il faut rectifier cela. Tout d'abord, il ne s'agit pas d'une histoire – comme on l'entend dans le cinéma en prose - mais d'un récit fragmentaire dont le temps diégétique se retrouve dissolu au profit d'un temps filmique, matériel qu'Antonioni domine à la perfection (art du montage, ellipses pertinentes, équilibre maintenu grâce à des touches de «couleurs» harmonieusement disposées dans le tableau [comme Claude Simon, figure de proue du nouveau roman, dans La Route des Flandres qui lui valut le prix Nobel l'avait fait quatre ans auparavant], grand soin apporté aux transitions entre les plans,... ). Déconstruction donc de la structure narrative classique, Antonioni se rapproche des formes artistiques modernes en s'appuyant sur les recherches contemporaines du Nouveau Roman en littérature, de l'abstraction picturale dans les arts plastiques ou de l'atonalité de la musique classique.
Ensuite, si l'on veut parler du personnage féminin de Giulana (M. Vitti), parlons de crise ontologique plutôt que de dépression, mélancolie, tendance suicidaire ou autres afin d'éviter la réduction de l'être du personnage à de simples considérations psychologiques. En effet, Giulana, si elle reste traumatisée par son expérience passée et sa tentative de suicide qui demeure tabou, souffre d'un mal allant bien au-delà d'un inexplicable problème mental. Elle est avant tout en proie à une crise existentielle, à l'image du personnage de Roquentin de La nausée de Sartre. Cette crise affecte tous les fondements de son être: le temps et l'espace d'abord (elle refuse le temps donné, le présent dans lequel elle se meut, comme l'illustre la scène où une feuille de journal symbolisant l'actuel tombe devant elle dans la rue sans qu'elle s'y intéresse puisqu'elle la piétine avant de la laisser s'envoler; aussi, n'acceptant pas le lieu où elle habite, elle est perpétuellement tentée par l'ailleurs, omniprésent et symbolisé par ce port et les bateaux qui ne cessent de partir), le corps et l'esprit (ses mouvements constamment inquiets, agités révèlent le combat qu'elle livre pour s'extraire de son enveloppe matérielle de même qu'elle lutte avec son mal-être intérieur qu'elle ne peut nommer ni vaincre), l'autre (incarné par son mari Ugo avec qui les rapports sont froids et distants, celui-ci ne la comprenant jamais, comme son amant d'ailleurs qui ne veut que son corps) et, pour finir, sa classe sociale (au début du film, elle se rabaisse au niveau des ouvriers en mangeant le sandwich entamé par l'un d'entre eux et propose une inversion des classes).
Enfin, la réalité, si elle existe, objective et en dehors de tout regard intérieur, n'est jamais palpable, sensible, perceptible. On ne peut la connaître puisqu'elle déborde les qualités de l'être humain et des ses capacités sensorielles et rationnelles. Ainsi, elle ne peut être envisagée que d'un point de vue intérieur, et donc subjectif. C'est ce qu'illustre la focalisation du narrateur dans Le désert rouge où derrière le regard de Giulana, se cache celui d'Antonioni (à l'instar du récit dans le récit, subtile mise en abîme dans la mise en abîme elle-même, où Giulana se projette dans le personnage de la jeune enfant pure qu'elle invente, comme Antonioni se projette dans le personnage de Giulana), le cinéaste servant ainsi du discours indirect libre – dialectique de l'objectif et du subjectif, du soi et de l'autre - pour se cacher et parler sous le masque de son personnage. Par exemple, dans cette scène superbe - suivant la folle et courte fuite de Giulana en voiture qui faillit de tomber à la mer - où les personnages se dissolvent littéralement dans la brume et deviennent fantomatiques, pantelants, irréels, comme s'ils n'existaient plus eux aussi, nous ne pouvons nous empêcher de voir le message d'Antonioni critiquant une bourgeoisie indifférente, froide, à l'existence vide et absurde, en conflit avec elle-même (pourquoi manger du poisson grillé dans une cabane de pêcheurs, eux qui sont de riches industriels?), ne produisant que pollution et détritus au contraire de l'art et des représentants.
Comme nous l'avons brièvement vu, une approche trop superficielle de ce chef d’œuvre n'est que trop réductrice et limite la force expressive d'un film détonnant venant faire bouger un art parfois trop rigoriste et ancré dans des valeurs immuables, à l'image de ces bourgeois peu habitués au changement, docilement enfouis dans leur foyer douillet qu'ils ne veulent transformer. De là naît le conflit d'une Giulana - reflet du cinéaste - qui refuse ce projet de vie dans lequel elle se sent enfermée (fonction symbolique des murs et des barreaux se dressant derrière elle) et qui, revêtue de son manteau vert, incarne l'allégorie de l'Espoir dans ce film et propose sa révolution à elle - d'ordre esthétique - en voulant repeindre l'intérieur grisâtre, inexpressif et impersonnel qu'elle veut habiter.