Une voiture sort d'un parking, longe une rampe durant de longues secondes, franchit une porte, puis une seconde, avance le long d'un mur immense et glisse ensuite sur une autoroute. On croit voir un cadavre glissé dans un coffre (il s'agit en fait d'un sac de riz, petite touche d'humour noir). Le film joue d'une tension, tout est pesant, du moins c'est ce qu'on pense au bout de deux minutes avant de se dédire.


Car la suite du film se déroule banalement, scènes de vie familiale plutôt heureuse, père qui rentre du travail, avec une situation aisée, qui va chercher sa femme enseignante, et sa petite fille capricieuse et drôle. On nous montre une Téhéran moderne où l'on va manger des pizzas, où l'on fait ses courses au supermarché et où l'on joue sur son téléphone portable.


Le film pourtant nous le montre, comme Asghar Faradi ou Panahi (notamment dans Trois Visages) le montrent aussi, l'Iran est corsetée. Jamais on ne film la ville à l'extérieur ou du moins guère longtemps. Il ne faut pas trop en dire, pas trop en montrer, à l'instar des voiles des femmes et de la pudeur qui plane sur le pays. Tout se passe dans l'habitacle des voitures, l'intimité des appartements. Il s'en dégage bien entendu, par cette contrainte, celle de tomber sur un régime qui censure, un intimisme rare où l'on colle aux personnages.


Le portrait de ce père est tout en nuance. Il est un peu rigide, un peu dur avec son épouse mais il est aussi attentionné : il la coiffe, il fait le ménage chez sa mère, il emmène sa fille au restaurant. Le film ronronne, comme sa voiture, dans les rues embouteillées de la ville, il stagne.


Jusqu'à ce que la première impression laissée par le film, à savoir une tension, resurgisse. Le père travaille de nuit, le voilà qui longue à nouveau le mur immense, passe les deux portes, empreinte la rampe interminable, comme s'il allait rester bloquer au beau milieu et se gare dans le parking poisseux dont il avait émergé plus tôt. Retour à la case départ. Rien ne change. Il se fait un thé dans son bureau et soudain, appuie sur un bouton et jette un regard dans une fenêtre d'observation où des pendus expirent, l'urine dégoulinant sur leurs chaussures, les jambes raidies par la mort.


La vraie thématique du film ce tient là. A cette première histoire intitulée "Le Diable n'existe pas" et pour cause, il montre un système étatique qui exécute, et pas des hommes, trois autres lui font écho et traitent de la même thématique sous un autre angle et dans d'autres genres cinématographiques comme le film d'action, le mélodrame ou la fable : "Elle lui dit : tu peux le faire", "le jour d'anniversaire" et "embrasse-moi".


"Tu peux le faire" illustre une évasion d'un conscrit forcé de s'occuper d'exécuter les pendus dans ce même centre de la mort, bijou de philosophie sur l'objection de conscience et sur la peine capitale, dans une scène de théâtre sur des lits qu'on croirait de prisonniers où les conscrits philosophent. Le garçon se résigne, vient chercher le condamné, impassible, alors que lui tremble et vomit de douleur. Tout est inversé. Puis, finalement, il s'évade, dans un acte de folie, longeant d'immenses couloirs, d'immenses murs, trajet inverse de l'homme du premier segment, et s'en sort par un miracle romanesque où sa copine vient le chercher et où ils dansent dans leurs voitures, épris de liberté.


La troisième histoire, c'est celle un militaire responsable des mêmes exécutions, à mettre en parallèle avec la première histoire, qui profitent d'une permission pour aller voir sa fiancée, en deuil, en deuil car elle a perdu un homme qui avait échappé à la conscription obligatoire et qui a été exécuté, le militaire se rendant compte que c'est lui qui l'a exécuté, l'occasion ici de filmer la montagne iranienne dans toute sa beauté, avec une forêt aux allures fantastiques. C'est un segment cruel, où l'amour de ces deux êtres, est broyé, littéralement, par la violence de l'Etat iranien, alors que pourtant, on est loin de l'Etat, dans cet havre de paix rural et apaisé. Pour vivre son amour et avoir trois jours de permission, le militaire a exécuté des hommes.


Le dernier segment montre un père retrouvant sa fille envoyée en Allemagne alors qu'il est mourant, parce qu'il avait du sauver sa vie et entrer en clandestinité après son refus de participer à l'exécution des pendus par le passé. Vingt années de silence, vingt années d'abnégation. L'occasion aussi pour le réalisateur de creuser l'écart entre les expatriés, ici en Allemagne, et les Iraniens. La jeune femme, venue d'Europe s'amuse presque de porter le voile, se permet des tenues extravagantes, et un comportement licencieux. En face, son père, dont elle ignore l'identité jusqu'aux dernières minutes, est un homme bourru et triste.


On le voit, chaque segment interroge la place de l'homme dans le système étatique iranien, interroge le sacrifice qu'est l'objection de conscience et le refus de tuer, soit dans la résignation, soit dans la rébellion. Traitant de ces questions dans mon travail, plus généralement pour la Turquie et la Syrie, guère plus sympathiques avec le service militaire et la prison, on ne peut que s'incliner devant le courage du réalisateur (il a fait de la prison pour ce film !) et des acteurs, qui attaquent, de front, l'Etat iranien, un des pires en matière d'exécution avec 246 morts en 2020, condamnant même des mineurs. C'est dire. Quant à l'objection de conscience, elle n'existe pas. Si vous ne faites pas votre service militaire, c'est au mieux la mort sociale.


Les segments se chevauchant, on pourrait croire qu'il s'agit des mêmes personnages à des années d'intervalle, l'évadé ayant réussi à se cacher au prix de sacrifice mais en réalité, les quatre histoires sont concomitantes, la temporalité n'a pas d'importance car ce que dénonce le réalisateur c'est la permanence fasciste, totalitaire de l'Etat, un état iranien dans lequel rien ne bouge et tout se reproduit, inexorablement. Toutes ces vies, mêmes familiales ou sentimentales, sont régies par son joug implacable. Ça pouvait être il y a quarante ans, ça peut être aujourd'hui, quelle importance ? La souffrance est la même.


A travers cette critique extrêmement rude du régime iranien et qui a valu de nombreuses fois à son réalisateur menaces, persécutions, emprisonnements des autorités, Mohammed Rasoulof, brosse le portrait d'une Iran corsetée, repliée. il montre la ville, la campagne (magnifique, tant la fôret, la montagne que le désert, car dans ces décors tranquilles, il peut enfin sortir la caméra dehors, loin du regard des autorités iraniennes), des jeunes couples, des vies de famille, des scènes quotidiennes sur lesquelles, toujours, implacablement, plane le malheur.


La mise en scène se fait écho : beaucoup de scènes en voiture, en intérieur, car il faut filmer à l'abri des autorités qui ne vous en donneraient pas la permission, et donc le film lui-même est contraint comme ses personnages, ce qui lui donne ce style intimiste mentionné plus tôt mais surtout, d'un segment à l'autre, les mêmes couloirs, les mêmes impasses, l'impossible évasion d'un déserteur, l'impossible retour d'une jeune fille qui découvre son père, l'impossible amour d'un couple philosophiquement opposé sur le rôle de l'Etat, et ce plan final et évocateur, d'une voiture qui s'arrête, figée au milieu du désert, pour montrer que rien n'avance, que les vies sont glacées, qu'il n'y aucune issue. Même la rébellion, thème très important du film, conduit à d'immenses sacrifices. Chaque séquence a son cheminement, son trajet ; on se promène, mais on finit toujours, plus ou moins, par revenir au point de départ. On n'avance pas.


L'Iran souffre. Cette civilisation, écrasée de l'intérieur, et menacée de l'extérieur, jusqu'à voir sa propre langue, le farsi, envahie par l'arabe, qui la ronge, la dévore, est pourtant une civilisation d'un raffinement immense. Mohammed Rasoulof a le don de filmer des personnages subtils, attachants, forts, à brosser des portraits intimes, des morceaux d'existence, qu'il semble arracher de leur gang oppressive. Son cinéma est un cinéma de combat. Poétique, aussi, toujours très juste, très touchant, presque romantique même dans le traitement de ses personnages. Mais on ne pourra que constater la même tristesse, la même fatalité qui plane, dans toute la culture, dans tout l'art iranien depuis des décennies, celle de destinées coincées dans une impasse totalitaire, régie par un islamisme décadent, et des lois iniques, un peuple condamné à errer dans les couloirs de la mort en attendant sa propre exécution. Téhéran, capitale de la douleur.

Tom_Ab
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le 9 déc. 2021

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Tom_Ab

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