Peine incompressible
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le 1 déc. 2020
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Quitter le travail, circuler dans des rues embouteillées, récupérer femme et enfant, aller à la banque, rendre visite à sa mère malade, surveiller les devoirs scolaires, dîner dans une chaîne de fast-food… La première partie du film Le Diable n’existe pas puise dans le caractère itératif du quotidien une vraie puissance suggestive. Évidemment, la mise en scène de Mohammad Rasoulof n’y est pas étrangère : vues subjectives, longs plans-séquences, cadrages minutieux, reflets des feux de circulation déformés par la pluie battante sur le pare-brise d’un véhicule… Ce premier segment, éponyme, n’a rien de gratuit, en dépit des apparences. Il énonce les traits caractéristiques d’un pays, l’Iran, où le guichetier d’une banque doit, avant de remettre de l’argent à une femme, solliciter l’autorisation de son mari. « On aurait pu divorcer entretemps », se contente ce dernier de commenter. Pendant quelque trente minutes, Heshmat agit comme un liant. Les programmes qu’il écoute à la radio indiquent le temps qui passe, la caméra immortalise sa moue, quasi immuable, lasse, presque désincarnée. Ce père de famille apparemment sans histoires se lève tous les jours à trois heures du matin pour exercer son métier, dans une indifférence mâtinée d’étrangeté. Effet de sidération garanti pour le spectateur.
Elle a dit : tu peux le faire est le second moyen métrage du film. Tiraillé entre ses scrupules et les injonctions du service militaire, qu’il effectue dans une prison, à l’application des peines, Pouya cherche désespérément à « se faire pistonner pour se barrer ». Ce second segment se décompose en deux parties : les discussions à bâtons rompus entre conscrits et la mutinerie de Pouya. Les premières donnent lieu à des questionnements moraux et opératoires. Elles rappellent que le service militaire est une condition sine qua non pour qui veut voyager, travailler, acheter un logement et, plus prosaïquement, vivre librement. La seconde, plus spectaculaire, donne à voir à quel point un système politique rigide, théocratique ou non, peut pousser un individu ordinaire à commettre des actes extraordinaires, une fois dans ses derniers retranchements. Et si, au départ, Pouya semblait chercher à sauvegarder sa conscience à bon compte (en payant Ali, en recourant à l’influence de son frère), il finit par se dresser avec force contre un système qu’il abhorre. Avec beaucoup d’à-propos, Mohammad Rasoulof filme une forme d’empowerment et de prise individuelle de responsabilités d’un homme en rupture avec les institutions de son pays.
Troisième film-récit, Anniversaire emboîte précisément le pas de Elle a dit : tu peux le faire. En service militaire, Javad a obtenu une permission pour rendre visite, à l’occasion de son anniversaire, à celle qu’il s’apprête à demander en mariage. Mais la jeune femme, Nana, et sa famille apparaissent en deuil. Ils pleurent l’exécution, pour des motifs politiques, d’un opposant au régime et ami de longue date, Keyvan. Ce qui se joue dans les interstices de ce scénario est à la fois simple et édifiant : qu’est-ce qui rend un acte anodin, absurde, inadmissible, voire inhumain ? Car ce n’est pas pour rien que Javad est profondément troublé à la vue d’une photographie de Keyvan ; il a lui-même participé à la mise à mort du prisonnier pour obtenir sa permission. Mais ce qui n’était alors qu’une énième tâche ingrate prend soudainement des atours dramatiques, puisque son acte a affecté sa promise Nana ainsi que sa belle-famille, en plus d’altérer de manière significative l’image qu’il leur renvoyait. Une tentative de suicide par noyade, la tentation de lui fracturer le crâne à l’aide d’une pierre feront le reste : après avoir exercé sa sensibilité à travers les jeux de regard ou une certaine poésie champêtre, Mohammad Rasoulof confronte la peine capitale et ceux qui s’en rendent complices à leurs responsabilités. Chaque vie ôtée en coûte à quelqu’un, et parfois cette personne est bien plus proche de nous que ce que nous pouvions imaginer.
Dernier segment filmique, Embrasse-moi décentre légèrement le regard. Le cadre urbain du moyen métrage Le Diable n’existe pas fait place nette aux paysages arides de ces régions rurales dépourvues de tout : de téléphone, d’Internet, de routes asphaltées… Les notions d’éthique, de liberté et de responsabilité continuent d’irriguer le film de Mohammad Rasoulof, mais des considérations filiales s’y mêlent et accentuent les dilemmes moraux exposés par les personnages. Ces derniers, d’un bout à l’autre, auront été significativement éprouvés par l’un des symboles les plus prégnants de la théocratie iranienne : la peine capitale. Dans le dossier de presse accompagnant la sortie de son film, composé de quatre moyens métrages, le cinéaste iranien explique : « Leur thématique commune s’est vite imposée à moi : la façon dont on assume la responsabilité de ses actes dans un contexte totalitaire. Résister aux injonctions totalitaires est une idée séduisante, mais elle a un coût. Cela entraîne le renoncement à de nombreux aspects de la vie et parfois la réprobation de vos semblables. » C’est là, sans conteste, entre positionnement moral et intime, que se situe le cœur battant de Le Diable n’existe pas.
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Créée
le 27 avr. 2022
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