Le style Bresson !!!


Des gros plans sur les pieds. Ou sur des mains, manipulant de l'argent. La tête souvent coupée. Des poignées de porte. Des rampes d'escalier, saisies à leur tournant. Des objets (ici, des bouteilles de coca vides par exemple). Des grilles. Une pièce vue à travers une porte fenêtre. Les portes ouvertes, les couloirs d'appartement, ces "entre deux".


Une netteté d'image qui me fait penser à "la ligne claire" de Hergé. Cette façon d'installer le cadre quelques secondes avant que les personnages y entrent, et de le faire durer quelques secondes après qu'ils en soient sortis (ici, exemple de la porte de l'ascenseur) : le cadre est immuable, les personnages ne font qu'y passer.


Le son, si important chez Bresson. Presque toujours diégétique. S'il y a de la musique, c'est qu'un électrophone en diffuse dans le film. Le son chez Bresson, ce sont des bruits de pas et de voitures. Les humains qui circulent dans le cadre, toujours.


Les acteurs qui jouent faux (sans doute ce avec quoi j'ai le plus de mal, notamment dans celui-ci) : si Bresson les nomme des modèles, c'est parce qu'il les pense plus comme des personnages que l'on place sur une toile que comme des acteurs. Mais, presque toujours, parmi eux, un "modèle" d'où émane une grâce sidérante : ici Alberte.


J'aime par dessus tout le style en art, et personne, peut-être, n'en a développé d'aussi singulier que Bresson. A partir de là, il peut bien me parler de la météo ou de la coupe de France de football, je suis captivé. Il se trouve qu'en plus Bresson aborde des sujets profonds, que j'ai d'ailleurs souvent du mal à suivre tant le propos est parfois elliptique ou allusif. Ici, il est question d'écologie, de religion et de relations amoureuses.


Première scène ou presque, un jeune explique à ses amis qu'ils ne savent pas marcher. Pour bien marcher, il faut s'appuyer sur un côté de la chaussure puis sur un autre, pas avancer "droit". Traduction : toute la société ne sait pas marcher, malgré les apparences. Elle ne voit pas le trou dans sa chaussure. D'ailleurs Charles, la figure centrale, a une démarche de traviole, que Bresson a probablement imposée à l'acteur.


S'ensuivent les combats de ce groupe de jeunes :
- L'écologie, à travers des images documentaires montrant les ravages de l'être humain, et dans une scène stupéfiante de violence où Bresson montre simplement des arbres qui s'abattent (Charles se bouchant les oreilles, ressentant dans sa chair ce massacre). Le combat écologique se poursuit sur les bancs de la fac, les étudiants interrogeant vigoureusement la sûreté des centrales nucléaires. Tous ces thèmes, plus de 40 ans après, restent furieusement d'actualité hélas.
- La religion, dans un débat à l'église avec un prêtre très contesté par les jeunes, puis avec des photos érotiques glissées dans des livres ou des tracts déposés sur les chaises. Bresson est attaché au sacré mais critique ce qu'en fait la religion catholique. Le sacré, c'est écouter une pièce de Monteverdi allongé sur le sol de l'église, les yeux perdus dans les voûtes de l'édifice. Ce sont ces chaises magnifiquement en désordre, tel un peuple priant dans une cohue indescriptible...
- L'ordre établi, représenté par les flics. On les voit se faufiler entre les chaises, toujours comme s'il s'agissait de pèlerins, au lieu d'emprunter l'allée centrale ! J'aime. On les voit aussi traquant notre groupuscule dans les hautes herbes au bord de la rivière. Une absurdité jubilatoire se dégagent de ces scènes.


Le thème de la foi chrétienne, comme presque toujours chez Bresson, est central.


Charles est ici comme le Christ (les deux CH) qui reviendrait sur Terre, comme dans la fameuse scène du Grand Inquisiteur. Il ne croit plus en rien, se contente de dénoncer le vice de la société sans vouloir engager aucun combat. On est presque dix ans après mai-68 et les utopies ont pris du plomb dans l'aile. Pour finir, il choisit la mort, en passant par un exécuteur, tout comme on peu voir les Juifs du Sanhédrin comme ceux qui ont permis au Christ de mourir ("ma vie, on ne me la prend pas, c'est moi qui la donne"). On notera que ce Christ-là n'aime rien tant que les relations sexuelles, façon pour Bresson de bousculer la diabolisation de l'acte charnel par l'église : l'acte sexuel donne accès au divin, c'est pourquoi Charles s'y adonne volontiers avec la première venue.... ce qui ne fait qu'accroître, par contraste, son dégoût du monde.


Alberte peut être assimilée à Marie, Edwige à Marie-Madeleine (lorsqu'elle se prostitue quasiment, en couchant une heure avec le libraire, avant de lui cracher son mépris).


Michel, son camarade... à l'ange St-Michel, qui veut terrasser le dragon ? Car Michel est un combattant, contrairement à Charles. On pense à la scène de l'évangile où le Christ empêche les apôtres de le défendre par le glaive : ce n'est pas ainsi qu'il entend agir. Les armes ici, dans les mains de Charles, ne servent qu'à tirer dans l'eau.


Enfin, il y a Valentin, une figure du diable probablement, qui goûte les "paradis artificiels" et se fera l'instrument du destin de Charles. Quitte à ce que celui-ci aille lui chercher de quoi piquer, comme le serpent qui pique au jardin d'Eden.


Non content d'explorer la relation écologie-religion, Bresson charge la barque en y ajoutant la question des relations amoureuses. Charles navigue entre Edwige et Alberte (discrète allusion à Proust ? on voit Michel s'emparer dans la libraire d'un livre sur Proust), toutes deux cherchant à le sauver. Elles l'enverront chez le psychiatre, scène qui rappelle le procès du Christ face au Sanhédrin (le commissariat, non hostile, pouvant être assimilé au pouvoir romain, incarné par Pilate). Et en effet le psy "condamne" Charles, puisqu'il lui révèle le moyen d'en finir avec la vie sans se donner lui-même la mort...


Sur le sujet des relations sexuelles, dix ans après mai-68, on ne couche plus sans se poser de questions, même si des réminiscences persistent puisque c'est ce que fait Edwige avec le libraire. Chez Alberte en tout cas, la relation crée l'attachement et les larmes (image de la piéta, qui se sacrifie). Alberte est une figure de pureté, comme il y en a tant chez Bresson, de Balthazar à Mouchette. Elle en a le regard.


Le final est de toute beauté. Pas trop compris comment les deux amis peuvent se rendre au Père Lachaise, au nord-est de Paris, en descendant au métro Porte de Vanves qui est au sud, mais bon... Après avoir bu le verre du condamné (seul Charles boit, donc), ils marchent silencieusement dans les rues et Charles est arrêté par une musique dans un appartement (Chopin ?). Comme une hésitation, l'art qui le retient aux portes de la mort. Au Père Lachaise, Charles est abattu en pleine phrase, idée assez géniale dans sa sécheresse, et façon de nous dire que nous n'avons peut-être pas complètement compris le message christique jusqu'au bout. Et le diable s'en repart très tranquillement.


Le constat de Bresson est sans appel : le monde est devenu invivable, et un Christ qui reviendrait sur Terre n'essaierait même plus de convertir les masses. Il serait simplement dégoûté de ce qu'il verrait et ne songerait qu'à disparaître de nouveau.


Probablement, en effet.

Jduvi
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le 24 juil. 2020

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Jduvi

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