Chaplin a été très vite conscient du danger représenté par Hitler et l’idéologie nazie. Il a été l’un des premiers à tirer la sonnette d’alarme. Il commence à travailler sur le film dès 1937. Durant deux ans il a été soumis à des pressions venant de tous côtés pour lui faire abandonner ce projet. Mais il a tenu bon :
J’étais décidé à aller de l’avant, car il fallait rire de Hitler. Si j’avais connu les réelles horreurs des camps de concentration allemands, je n’aurais pas pu réaliser Le Dictateur ; je n’aurais pas pu tourner en dérision la folie homicide des nazis. Mais j’étais décidé à ridiculiser leur bla-bla mystique sur les races au sang pur. Comme si une chose pareille avait jamais existé en dehors des aborigènes d’Australie ! » (Autobiographie)
Pour réaliser ce film, Chaplin a soigneusement étudié Hitler et il a facilement détecté l’artifice du personnage que Hitler s’était créé pour fasciner les foules. Le dictateur avait pris des cours pour apprendre à poser et à s’exprimer. Chaplin démonte ce mécanisme en le parodiant, en imitant les gestes et les intonations de Hitler pour en montrer ainsi la vacuité et la mise en scène ! D’un geste de la main il stoppe ou déclenche net les acclamations délirantes de la foule. Il vocifère et harangue les foules. L’imitation est très réussie. A travers Chaplin, c’est vraiment Hitler, sous les traits du personnage de Hynkel, qui gesticule comme un clown sous nos yeux tenant un discours incompréhensible parce que faux de bout en bout. Hitler est de cette manière complètement ridiculisé.
Chaplin accordait une telle importance à ce film que pour la première fois il est passé au parlant, incontournable ici pour faire rendre tout ce qu’il voulait faire passer : les discours et l’intonation de la voix de Hitler. Dans cette circonstance, le visuel ne suffisait plus, il y fallait aussi le son de la voix.
Chaplin montre le caractère puéril de Hitler dont les rêves de toute puissance sont infantiles. Il le fait à travers la scène poétique et pleine de douceur apparente du globe terrestre. Hynkel (Hitler) joue avec ce globe comme un enfant. Le lançant dans les airs, le faisant rebondir sur son postérieur. Il se rêve maître du monde. Et lorsque le globe éclate, il fond en larme comme un enfant capricieux privé de son jouet.
Chaplin dénonce également l’absurdité et la fausseté de l’idéologie aryenne qui exaltait le sang pur représenté par les personnes grandes, blondes, aux yeux bleus. Tout l’inverse du portrait de Hitler ! Ainsi l’entourage de Hynkel est composé uniquement de personnes brunes hormis les sténographes, parfaites représentantes du canon aryen qui font ressortir d’autant plus que le dictateur et son équipe n’appartiennent pas à cette race fantasmée ! Le Dictateur comporte ainsi un dialogue complètement grotesque autour de ce thème entre Hynkel et son conseiller :
- Le conseiller : les bruns sont pires que les juifs.
- Hynkel : Exterminons-les !
- Doucement, pas si vite ! Les juifs d’abord, les bruns ensuite.
- nous n’aurons de paix qu’avec une race aryenne pure. Quelle merveille ! Une nation de blonds aux yeux bleus ! »
Tandis que Hynkel, parfaitement brun, lève ses yeux exaltés, tout aussi bruns, vers le ciel !
Cette absurdité du discours hitlérien, à peine parodié ici, est renforcé par le personnage du barbier juif qui est le parfait sosie de Hynkel. Tout le film repose sur cette ressemblance et en joue. Avec le personnage du barbier, Chaplin reprend les airs de son personnage habituel, on le voit, le temps d’un plan avec son costume étriqué et son chapeau melon. Avec le personnage du barbier, il se livre à la pantomime qu’il affectionnait plus que tout comme moyen d’expression.
Le Dictateur se termine sur un discours de 6 mn qui a valu à Chaplin d’augmenter le nombre de ses ennemis… Ce discours a été reçu comme un message politique. C’est ne rien comprendre à Chaplin qui se fichait pas mal de politique (au sens d’adhésion à un parti) mais qui était simplement profondément humaniste !
J’aimerais venir en aide à tout le monde — si possible — aux Juifs, aux Gentils… aux Noirs… aux Blancs.
On comprend que ça ait pu gêner les Américains …
La machine qui produit l’abondance nous a appauvris. Notre science nous a rendus cyniques ; notre intelligence nous a rendus cruels et sans pitié. Nous pensons trop et nous ne sentons pas assez. Nous avons besoin d’humanité plus que de machines. Plus que d’intelligence nous avons besoin de bonté et de douceur. Sans ces qualités, la vie ne sera que violence et tout sera perdu.
Il faudrait citer tout le discours ! Discours utopique ? Chacun est libre d’y répondre comme il veut. Chaplin, lui, a eu le courage d’exprimer ce en quoi il croyait sans se soucier de plaire ou de déplaire.
Malgré toutes les prédictions défaitistes, Le Dictateur remporta un grand succès. Les français ne purent le découvrir qu’à la sortie de la guerre.
C'est le film que je préfère de la filmographie de Chaplin, pour son intelligence, sa clairvoyance, son courage, son engagement. Tout ceci sans rien céder à la poésie et l'imagination débordante qui caractérisent ses films.