C'est le plus grand geste politique de toute l'histoire du cinéma - Chaplin reprend sa moustache à Hitler, et tout d'un coup le cinéma se met à penser.
Si The Great Dictator nous parle d'un présent immédiat, il nous parle aussi du temps, du temps qui est compté, qui nous échappe et que le film travaille à retrouver.
A plusieurs reprises dans le film, Chaplin nous pose la question de l'heure qu'il est. La première fois, après ce moment ébouriffant où l'avion du barbier et de Shultz se renverse, et que l'horloge semble tout d'un coup flotter dans les airs, détachée de la gravité - quand Chaplin s'écrase, sonné, il demande "Quelle heure est-il ?"
Et la question se répète un peu plus loin dans le film, quand Paulette Goddard frappe avec une poêle deux membres de la milice dans le ghetto. Cette fois, ce sont les nazis eux-même qui nous demandent l'heure. Le Dictateur raconte un peu cette histoire là : un monde sans dessus dessous, sans temporalité, où plus personne ne sait l'heure qu'il est.
Mais par une opération magique, Chaplin et son génie renversent ce postulat : quand Napaloni regarde l'horloge géante d'Hynkel lors de sa visite en Tomania, il dit : "Ton horloge recule de deux minutes !"
Tout le film est là : en 1940, Hitler domine la marche du monde, l'aiguille à sa guise, se met en scène dans des décors de Grand Spectacle, récrée des nuits en plein jour. Mais par sa malice et sa maîtrise, sa parfaite gestion de la grammaire cinématographique, qui font que chaque geste, réglés aux millimètre, tapent forts et juste ; Chaplin reprend à Hitler ce qu'il lui avait volé. En 1940, alors que le monde s'enfonce dans la barbarie, Hollywood revient aux mains de Chaplin. Témoin de ce triomphe des puissances du cinéma ; Chaplin met dans la bouche d'Hitler, lors du monologue finale, la plus belle parole fraternelle que le cinéma ait porté. Le cinéma pense en direct, Chaplin donne l'heure juste.
Et c'est Hitler qui est en retard.