Si vous n’avez vu qu’une grosse comédie franchouillarde, si vous pensez que ce n’est devenu un film culte que par la drôlerie de ses répliques et le talent de ses acteurs, vous n’avez pas tout vu : Le Dîner de cons est un film subtil et grave. Certes, les répliques sont cultes, certes Thierry Lhermitte (Pierre Brochant) et Jacques Villeret (François Pignon) sont au sommet de leur art. Mais il y a plus : cette « mâle gaîté, si triste et si profonde, que lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer » met cette pièce dans la catégorie de Molière plus que du boulevard (il faut d’ailleurs lire l’ensemble de cet hommage de Musset à Molière, que le Dîner rend très actuel). D’abord, il y a Villeret, qui sait rendre son personnage tellement touchant, tellement sincère, tellement émouvant, que son exécution par celui que joue Lhermitte nous met mal à l’aise et donne envie de pleurer autant que de rire. Et puis, il y a le scénario, qui fait du con le héros incontestable de l’histoire.
Classique est certes le thème du fou sage, dont la candeur lui donne une clairvoyance refusée à ceux qui se jugent plus intelligents : Rain Man et autres « idiots savants », Mychkine l’Idiot de Dostoïevski, et bien sûr Don Quichotte, dont les interlocuteurs étaient aussi étonnés de la folie dès qu’il s’agissait de chevalerie que de la sagesse sur tous les autres sujets. Le roman de Cervantès est le plus proche, peut-être une source d’inspiration, puisqu’on y voit un duc et sa femme organiser un véritable dîner de cons pour Don Quichotte et Sancho Panza, une mise en scène complète pour rire de leur crédulité en leur faisant croire à une admiration enthousiaste. Et l’on voit Sancho à qui l’on fait croire qu’il est devenu gouverneur faire preuve dans son office d’une sagesse de Salomon et d’une modestie non moindre.
Mais ici la sagesse de l’idiot va encore plus loin, puisqu’elle fait de lui le sauveur de l’homme qui se jouait de lui. Tout en restant l’idiot de service, François Pignon va peu à peu devenir maître d’un jeu dont Pierre est totalement dépossédé, et utiliser cet avantage non pour se venger alors qu’il a compris que l’autre l’a berné, mais pour plaider sa cause auprès de sa femme partie. Au lieu de voir dans cet abandon, qu’il a pareillement vécu, un juste retour de bâton, il ne fait de sa propre expérience qu'une occasion d'empathie et un argument pour se montrer convaincant auprès de l’épouse de Pierre.
La subtilité du film se niche jusque dans les détails de décor, qu’on ne remarque pas plus que les sculptures haut perchées dans les cathédrales : alors que Pierre Brochant vient d’être abandonné par sa femme, on aperçoit en arrière-plan, parmi les tableaux de maîtres qu’il tente de dissimuler à l’inspecteur des impôts, le Job raillé par sa femme de Georges de La Tour. Intention du metteur en scène ou de l’accessoiriste, ce tableau n’est sûrement pas là par hasard. Job, le juste qui souffre, est l’affirmation que le malheur n’est pas une punition. Ici ce n’est pas un juste, c’est un méchant qui souffre. Mais Job et François Pignon disent que sa souffrance n’est en rien la rétribution de sa méchanceté. C’est ici que le con fait preuve d’une lucidité supérieure.
C’est tout ? Non, le génie du film est de ne pas se contenter de s’élever à un niveau où on ne l’attendait pas et où on pourrait le trouver prétentieux et pesant. La réplique finale retombe dans la comédie, aussi drôle que ce qui précède, et après avoir cru pleurer, on termine en sollicitant une dernière fois des zygomatiques qui n’en pouvaient déjà plus.