Antoine Barraud est formel : on ne résume pas un film. Car c’est, d’abord, faire du mal à l’oeuvre, mais aussi symptomatique d’un plus grand mal : la tendance d’aujourd’hui à vouloir tout faire et tout comprendre trop vite, pour au final ne plus prendre le temps pour rien. On ne saurait le contredire. A l’ère d’Internet et de son déferlement d’images, la patience est une vertu fâcheusement balayée. Pourtant, « qui trop se hâte reste en chemin » dit le proverbe. Le nouveau film de Barraud, Le Dos rouge, se donne donc pour mission de se dresser contre cette tyrannie du zapping, comme en témoigne la scène d’ouverture du film : Bertrand, réalisateur amateur d’art, est venu au Louvre dans l’objectif d’admirer l’Hermaphrodite endormi. L’observant sous tous les angles, il ne considère cependant pas la sculpture comme acquise, son regard la parcourant comme s’il la découvrait sans cesse pour la première fois. Cette façon d’aimer l’Art ne serait donc pas snob et vaniteuse, mais au contraire profondément modeste et personnelle. Ouverte à l’interprétation, il faut simplement savoir donner du temps à une oeuvre, et non pas passer devant en ne lui accordant que quelques secondes d’attention.
Vous nous excuserez, monsieur Baraud, mais pour présenter votre film, un léger résumé s’impose : Bertrand (incarné par le réalisateur Bertrand Bonello, qui joue donc en quelque sorte son propre rôle) souhaite réaliser un film ayant pour figure récurrente une oeuvre, représentant une certaine forme de monstruosité. Pour cela, il fait appel à une historienne de l’art, Célia (jouée par la fantasque Jeanne Balibar, mais aussi par Géraldine Pailhas), qui va l’aider dans sa quête. La recherche de l’oeuvre parfaite commence alors, tandis qu’une tâche rouge grandit étrangement dans le dos de Bertrand.
Comme pour l’Hermaphrodite endormi, il convient de prendre du recul pour considérer le curieux film d’Antoine Barraud. On se doit tout d’abord d’être actif durant la projection des deux heures et quelques de cette oeuvre exigeante, qui rebutera bon nombre de spectateurs par son aspect contemplatif. Mais c’est là pourtant qu’est la volonté du réalisateur : comme pour la peinture, comme pour la sculpture, il faut prendre du temps pour regarder un film, et la mise en scène de Barraud appuie fortement ce principe. C’est d’ailleurs là que réside sa force, dans cette énergie fascinante qui se dégage des oeuvres (principalement des peintures), de cette façon qu’a Barraud de longuement les filmer en gros plan. Cette camera parfois insistante ne laisse donc pas le choix au spectateur, qui ne peut que contempler cette sélection d’oeuvres que l’excentrique historienne a choisi pour Bertrand. Les interprétations de Célia (à propos de Balthus, Diane Arbus, Moreau, Renoir… ) rythment les découvertes artistiques, Jeanne Balibar prêtant sa voix si particulière à ces emportées quasi-lyriques. Ces séquences, qui composent l’essentiel de la première partie du film, sont également de vrais instants de comédie, le duo Bonello-Balibar fonctionnant merveilleusement bien : le jeu naturel moqueur du réalisateur s’oppose en effet à l’accent bourgeois parisien de l’actrice, déclenchant alors un second degré bienvenu.
Mais plus encore que les peintures, ce sont les gens que filme Barraud. Laissant judicieusement ouverte la question de la monstruosité (se cache-t-elle dans les peintures ? Dans cette tâche rouge dans le dos de Bertrand ? ou encore en chacun de nous ?), cette notion abstraite est intimement liée aux personnages, mais avant tout à Antoine Barraud lui-même. Il suffit de parcourir sa filmographie pour comprendre que la recherche de la monstruosité le suit depuis son premier court-métrage, réalisé en 2005 et intitulé Monstre. Le Dos rouge se trouve alors être la suite logique d’un long cheminement.
La figure du monstre est donc aussi l’occasion d’aborder le film dans le film, à travers son approche de la création artistique. Le temps consacré aux oeuvres d’art est une part très importante du film, mais plus encore l’est le temps consacré à filmer un réalisateur ; regarder celui qui est d’ordinaire l’observateur, qui plus est en difficulté créatrice : Le Dos rouge rappelle sur ce point 8 et demi de Fellini, d’autant plus que Bertrand est entouré de femmes (son épouse, sa soeur, sa productrice… et même sa mère, présente à travers la voix de Charlotte Rampling). Malgré le fait qu’il bloque sur l’idée directrice de son film, il doit rendre des comptes aux gens qui l’entourent, ne trouvant rien de concret à leur dire… Bertrand, descendant cérébral de Guido !
Le Dos rouge reste cependant ce genre de film plus intéressant à analyser qu’à regarder. La faute à des longueurs (la scène du dîner en tête) et à un propos qui finit par tourner en rond lors de la deuxième heure. En effet, la thématique du monstre devient omniprésente dans cette seconde partie, concours d’extravagances où les scènes se succèdent dans un enchevêtrement étrange, qui fait perdre l’intensité maintenue jusque là.
Il est toutefois primordial de noter que ces problèmes sont probablement dus à l’élaboration du film même : le tournage s’est divisé sur trois ans (principalement pour des raisons budgétaires), l’équipe ne se réunissant que de temps en temps quand les emplois du temps des uns et des autres le permettaient. Le scénario ne s’écrivit donc qu’au fur et à mesure, perdant au passage une unité narrative qui se fait clairement ressentir vers la fin. On peut également noter à ce sujet qu’en raison du budget restreint, le film ne devait être au départ qu’un court-métrage.
Ces quelques défauts, s'ils touchent forcément notre appréciation globale, ne doivent pas faire oublier qu'Antoine Barraud a réalisé là une oeuvre originale extrêmement riche, à la fois déclaration d’amour envers l’Art, et mise en abîme de la création cinématographique. Enfin, on peut saluer l’acharnement du réalisateur à l’accomplissement de son projet, commencé il y a tout de même quatre ans. Mais après tout, quoi de plus normal pour quelqu’un qui aime autant prendre son temps…