Le festin nu, c'est le réel. C'est le monde réel, vu par des gens qui ont réussi à fuir la réalité, ses représentations, ses doubles, ses figures trop rassurantes. S'élevant sur les fragments inadaptables et larvaires de Burroughs, Cronenberg applique ici toute son esthétique à une matière qui lui était destinée. Si le début semble classique, prêt à nous emporter dans une sorte de film noir, voire de Giallo un peu glauque, ou sur une sorte de maniérisme hitchcockien, le monde barré et incroyable proposé ici s'impose vite à nous. Cronenberg n'hésite pas à mettre en scène les métamorphoses et les mouvements de toutes les machines, donnant à la Clark-Nova un vrai rôle de personnage, presque attachant quand elle se fait enveler pour les motifs étranges que l'on connaît. Le Festin nu, c'est avant tout une histoire d'auteurs ; d'auteurs défoncés peut-être, mais d'auteurs. L'écriture est dangereuse, elle-même pousse à y renoncer à l'âge de dix ans, elle-même ne sait que se refermer sur elle-même, et cet enfermement est d'ailleurs une des principales réactions, intuitives, du personnage qu'est la machine à écrire du héros. Car oui, les machines sont vivantes, et à chaque métamorphose hallucinatoire, elles perdent tout leur aspect simplement mécanique pour devenir mou, sexuel, larvaire, en un mot grotesque.
Cronenberg sait manier la chair, la merde, ce que l'on se sache sans cesse et qui finit par revenir à nous ; alors les images du livre et du cinéma en sont le meilleur moyen, on le sait depuis qu'il a prouvé son art avec La Mouche. Oui, on peut dire que voir un Cronenberg, c'est voir tous les les Cronenberg, mais il y a dans toute sa filmographie (sans être un adepte de la politique des auteurs et des ingrats des Cahiers…) un excès qui fait qu'en regardant tout d'affilée, on est victime d'un débordement de chair, de couleur rouge, grise, blanchâtre, qui finit par donner une vision du corps tel qu'il est à l'intérieur, tel qu'il est réellement. Et cette vision, dans Le Festin nu, ce sont les drogués qui nous l'offrent. Dans une toute autre sphère, aussi différentes de la nôtre que celle de la tique et celle du chien, on voit qu'on se laisse faire par les machines et que nos propres créations mécaniques nous échappent, qu'on consomme le fruit de notre travail même s'il a la texture et sûrement le goût du sperme, qu'on se déguise, qu'on emprunte, qu'on se cache. Les meilleurs réalisateurs qui savent montrer ce réel-là sont ceux des films d'horreur, et le Festin nu l'est totalement. Choquant peut-être, barré, drôle, dégoûtant, passionnant, le film dérange pourtant en plaçant le spectateur un peu n'importe où, au point de le perdre. Au final, on accepte que la succession d'images n'ait qu'un sens narratif faible, il est existant et il importe tout de même, Cronenberg ne se contente pas de se servir d'images pour assouvir sa volonté, ce n'est pas parce que le roman n'en était pas un qu'il doit se transformer en Godard ou von Trier. Et puis, même le placement du spectateur dans ce grotesque lieu de passage se fait oublier ; tantôt on regarde dans un miroir, tantôt on reste seul à écouter la machine alors que le héros est sorti, et comme ses héros, on est dans une Interzone. On suit un voyage, enfin, on voit l'horreur derrière tout ce que l'on nous cache, ce qui fait du Festin Nu une expérience à vivre plutôt qu'à étudier.
Mes cours de cinéma par un prof passionné à Paris m'ont largement poussé à rentrer plus en profondeur dans Cronenberg, et, après m'être penché sur Le réel et son double de Clément Rosset, sur Uexkull (je vous l'épargne), et sur Deleuze que ce prof aime tant citer, ces notions du réel et de son unicité ressurgissent explicitement dans le film. Mais, Cronenberg étant un grand réalisateur, le film doit très bien se savourer sans une tonne de références autour, avec le simple point de vue d'un spectateur intrigué, ou mieux, drogué. Par le propos, par l'image, par son audace, le monde merveilleux du Festin nu remet au goût du jour l'objet-livre et sa préface, plongeant le spectateur dans " cet instant pétrifié où chacun peut voir ce qui est piqué au bout de sa fourchette ".
Un vrai festin.