Si le jury délibère toujours pour trancher s'il s'agit d'une adaptation acceptable du chef d'œuvre politique, drogué et provocateur de William S. Burroughs - puisque David Cronenberg a plutôt utilisé un mix du livre et d'éléments de la biographie de l'auteur pour présenter SA version du travail de création littéraire -, il n'y aucun doute que "le Festin Nu" est un "grand Cronenberg". Car jamais sans doute les mécanismes de la naissance de l'Art et du génie inconscient ne nous avaient été exposés comme ici : Cronenberg nous plonge pendant plus de deux heures dans la psyché - et le trip, vu l'importance de l'usage des drogues dans la vie de Burroughs - d’un écrivain tourmenté, comme personne n’avais encore osé le faire.
C'est que, derrière les apparences d'un sujet plus "ambitieux", les règles du cinéma de Cronenberg n'ont pas changé d'un iota par rapport à ses films "gore" précédents : "no limits", ni à l'intelligence - il faut faire confiance au spectateur pour comprendre -, ni à la pornographie - il s'agit de montrer ce que personne n'a jamais montré. Mais au delà de la puissance traumatisante de l'imaginaire cronenbergien, de la force des métaphores visuelles du film (à travers les métamorphoses de ses machines à écrire, on saisit le grouillement des mots intérieurs, la torture du trou noir, la dissolution de soi...), d'une élégance formelle qui se réfère au cinéma des années 50 (Cronenberg a-t-il demandé à Paul Weller de penser à James Stewart vieillissant pour interpréter son personnage ?), c'est l'horrible brûlure intérieure du sacrifice de la vie pour pouvoir donner naissance à l'œuvre artistique qui nous restera en tête, après une ultime scène bouleversante.
[Critique ré-écrite en 2021, à partir de notes de 1992 et de 1994]