Le Feu follet par Film Exposure
N’en déplaise à certains, l’ombre de Pierre Drieu la Rochelle plane sur l’actualité culturelle de ce début d’année. Entre la sortie du magnifique film norvégien « Oslo, 31 août » – librement inspiré du roman « Le Feu Follet » – et la publication de ses romans, récits, et nouvelles, le 20 avril passé, à la prestigieuse bibliothèque de la Pléiade, Drieu la Rochelle semble bénéficier d’un certain regain d’intérêt amplement mérité. Face à une telle actualité, il nous était impossible de ne pas vous parler de la première adaptation du « Feu Follet », réalisée par Louis Malle en 1963 et auréolée d’un prix spécial du jury à Venise la même année. En écrivant « Le Feu Follet » en 1931, Pierre Drieu la Rochelle a souhaité rendre hommage à son ami Jacques Rigaut, écrivain dadaïste, désespéré, cocaïnomane et héroïnomane qui s’est donné la mort en novembre 1929. Souvent considéré comme le premier roman à avoir traité explicitement des problèmes de la drogue, « Le Feu Follet » raconte les dernier jours de la vie d’Alain. « Un homme de 30 ans, un homme beau et intelligent, un homme pour qui la vie aurait pu être facile et heureuse » mais qui va se suicider.
Malgré le fait que Louis Malle ait transformé la toxicomanie d’Alain en alcoolisme, le ton du film est extrêmement fidèle à celui du livre. Au fond, l’important n’est pas la drogue – celle-ci n’étant que l’expression quotidienne des pulsions suicidaires du personnage –, ce qui importe dans le film de Louis Malle, c’est le portrait. Le portrait, filmé au plus près du visage, d’un homme qui refuse de vieillir, qui fait le bilan de sa jeunesse et qui devient dégoûtant à ses propres yeux. Après la jeunesse, la vie ne va plus assez vite en lui, il décide alors de l’accélérer. « Je ne veut pas vieillir », « je ne peux pas toucher les choses » répète-t-il, comme le véritable leitmotiv de son existence. Et parce qu’il a bien compris que tout suicide est une mise en scène, Louis Malle s’applique à nous faire ressentir le désespoir de cet homme par la forme même de son film. Du noir et blanc à la nervosité du découpage dans sa dernière nuit d’ivresse, nous ressentons avec une force étrange la chute d’Alain. Au-delà des mots, on reconnaît chez-lui le caractère triste et attachant de Pierre Drieu la Rochelle, qui se suicidera à son tour en 1945.
Plus que l’histoire d’un suicide, « Le Feu Follet » raconte les difficultés d’un homme ultra lucide qui ne trouve pas sa place dans l’absurdité de l’existence bourgeoise. Ecœuré par la médiocrité omniprésente, Alain ne trouve de sens en rien. Ce détachement existentiel, Louis Malle l’évoque de la plus belle des manières en filmant son personnage qui retourne dans sa maison de santé après avoir passé la nuit avec son amante. Dans sa chambre, il regarde d’un œil rêveur ses nombreux souvenirs, ses reliques appartenant à une vie passée. Consciencieusement, il plie ses habits, découpe quelques faits divers morbides dans un journal, joue distraitement avec des babioles. L’espace d’un instant, il semble se décider à se concentrer, il écrit. Mais subitement, il trace toutes les phrases puis gribouille un visage cubiste : il déconstruit. Sur la déchirante musique d’Erick Satie, gentiment, il prend ses distances avec le monde et son existence. Seule l’inscription au marqueur noir sur son miroir semble avoir un sens : « 23 juillet ». Déjà, il sait. Irrémédiablement, il a choisi : le 23 juillet, il se donnera la mort. Parce qu’il n’arrive pas à vouloir ni à désirer, parce qu’il a peur, parce qu’il n’arrive à mettre la main sur rien. Dans la vie, il ne peut pas toucher les autres, il essaiera avec la mort : « s’en aller sans avoir rien touché. »
Si « Le Feu Follet » s’avère à ce point déchirant, l’incroyable prestation de Maurice Ronet y est pour beaucoup. L’acteur (qui retrouve Louis Malle cinq ans après « Ascenseur pour l’échafaud ») y récite à la perfection des dialogues d’une lucidité et d’une force noire incroyablement émouvants. De son propre aveu, Louis Malle aurait réalisé le film alors qu’il était « dans le creux de la vague ». Et lorsqu’un journaliste lui demande quel est le meilleur moyen pour se guérir de la tentation suicidaire, il répond : « faire un film sur le suicide ». Nul doute alors que « Le Feu Follet » est emprunt d’une dimension personnelle. Ce qui explique pourquoi, aujourd’hui encore, il est l’un des films qui aborde avec le plus de force et de subtilité le thème du suicide. Déchirant, ce voyage dans l’antichambre de la mort n’en est pas pour autant sinistre ou malsain. À son sujet, Mathieu Amalric – qui ne cache pas son admiration pour le film – répète à plusieurs reprises qu’il renferme une importante force de vie, essentielle et bienfaitrice.