Si c'est la fin des mondes
Si la France a choisi putain j’ai mal au cœur Quand sont les travailleurs devenus les parias Quand l’humain ne sait plus ni pour qui ni pourquoi Quand le siècle perdu n’offre que les combats...
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le 22 oct. 2020
A Saint-Saulve, dans le Nord de la France, une usine exemplaire lutte, depuis novembre 2017, pour être sauvée : l’aciérie Ascoval, dont dépendent trois cents employés. Il n’en faut pas plus à Eric Guéret, déjà réalisateur d’une petite vingtaine de documentaires, pour reprendre le chemin de l’usine ; un chemin qui l’avait déjà conduit, en 1992, pour son tout premier film, « Les Enfants du Parti », jusqu’à une usine chinoise, dans laquelle il s’était penché sur les relations unissant le Parti Communiste et ses ouvriers.
Même technique d’immersion : le réalisateur fréquente l’usine et noue le dialogue avec les ouvriers au point d’en faire oublier sa caméra. Il arrive qu’un tutoiement, à lui directement adressé, échappe à tel ou tel des protagonistes. Organisé en chapitres, « Le Feu sacré » aborde d’emblée la crise, à travers un prologue saisissant : les larmes des ouvriers. Lors d’entretiens singuliers, quelques-uns d’entre eux exposent leur attachement à l’usine, sa haute performance, les sacrifices déjà consentis et leur désarroi face à la menace. L’enjeu est ainsi clairement posé : on aura beau avoir l’impression d’être descendu au fond des Enfers ou de se retrouver devant la forge de Vulcain, le grand feu qui fait entrer le métal en fusion brasse aussi de la chair humaine, des histoires d’hommes et de femmes.
La caméra prend le temps d’exposer le fonctionnement de l’usine, d’explorer sa réalité. On songe nécessairement à l’immense film de Wang Bing, « A l’ouest des rails » (2003), qui témoignait déjà de la crise économique subie par un quartier industriel. Mais Eric Guéret souligne ici la viabilité de l’usine, à travers les impressionnantes vues de la vie qui l’anime. S’éveillent aussi des souvenirs de « Métropolis » (1927), l’un des chefs-d’œuvre de Fritz Lang, devant les tenues argentées et légèrement rigides dont sont couverts de pied en cap les aciéristes qui s’approchent au plus près des fours. Mais nous ne sommes plus, ici, devant une fiction ni devant les inventions d’une costumière...
S’il met au contact d’un univers généralement méconnu, assumant une fonction initiatrice, ce long-métrage est également sous-tendu par une forte tension dramatique, concernant le destin de cet univers. Le chapitrage permet également de suivre les étapes du processus de reprise, jusqu’au succès final en mai 2019 ; le scénario suit le contour des montagnes russes gravies ou dévalées par les ouvriers, entre espoirs de reprise, promesses gouvernementales, offres privées, négociations sociales délicates au sein de l’entreprise, et désillusions, retrait des offres, pourparlers en panne ou, le pire de toutes les douleurs, découverte d’une duplicité étatique, le gouvernement se donnant l’air de soutenir d’une main le processus qu’il inhibe de l’autre... Participant à cette dramatisation des enjeux, certaines figures de l’entreprise émergent de façon singulière : son patron, Cédric Orban, très sincèrement engagé dans la lutte pour la survie de son usine, la comptable, deux syndicalistes, Nacim et Olivier, véritablement déchirés entre l’écoute de leurs camarades, le partage de leurs convictions et le désir forcené de voir pérennisée leur aciérie, quitte à céder sur certains points de revendication...
Tout en n’édulcorant pas le caractère cornélien de la succession de dilemmes qui se posèrent à ces hommes et ces femmes passionnés, Éric Guéret parvient à ce que domine, non un sentiment de douleur et d’injustice, mais le sentiment d’une profonde et vigoureuse beauté : beauté de l’acier en fusion qui prend des allures de soleil vu de près, beauté des matériaux produits - plusieurs plans évoquent les accumulations d’Arman... -, beauté, surtout, de ces ouvriers qui surent poursuivre leurs luttes, là où une raison fataliste aurait pu pousser au renoncement...
Un grand film, à la fois esthétique et social, dont on souhaiterait qu’il soit vu par le plus grand nombre...
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le 27 oct. 2020
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