Il y a longtemps que l’on attendait le Fils de Saul...

Il y a longtemps que l’on attend un film du calibre du Fils de Saul. Un film qui ne traiterait pas de l’extermination des juifs sous un angle romantique comme La Liste de Schindler, ou sous un torrent de larmes racoleuses de La Rafle, ou en essayant de faire rire, comme l’atroce film de Benigni, La Vie est Belle. Un film Primo Levi, en somme, qui montrerait la réalité dans son atrocité, ni plus ni moins. Il y a bien sûr Shoah, le chef d’œuvre immense de Claude Lanzmann, mais c’est un documentaire. Aucun film n’a réussi à résoudre cette terrible équation ; filmer l’horreur et intéresser le spectateur.
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Dans Les Naufragés et les Rescapés, Primo Lévi use de cette comparaison maritime : les rescapés ne peuvent pas raconter le naufrage, puisqu’ils sont vivants. Et les naufragés non plus, puisqu’ils sont morts. Donc Levi se gardait bien de raconter les chambres à gaz dans Si c’est un homme. Pour une bonne raison : il ne les avait pas vues. Si cela avait été le cas, expliquait-il, il serait mort, car les sonderkommandos, les juifs chargés de l’extermination des juifs, étaient irrémédiablement tués au bout de quelques semaines*.


C’est pourtant ce à quoi s’attaque Le Fils de Saul. Raconter l’indicible vie des commandos de la mort, résumée dès le premier plan séquence – totalement halluciné – du film : une forêt floue, un visage qui s’approche, devient net, c’est Saul. Juif hongrois, Sonderkommando, il sait qu’il lui reste quelques jours à vivre, pas plus. Il effectue son travail en évitant d’y penser, et donc de le regarder. László Nemes a le génie de nous mettre dans cette position, voir sans regarder, entendre sans écouter, et faire sans penser. Saul guide des juifs vers la chambre à gaz, les déshabille, les fait entrer dans les « douches » puis vide ensuite les corps. Tout cela aura duré moins de dix minutes.


On reste hébété, assommé par cette première séquence, et pourtant ce ne sera pas la dernière. Car László Nemes, (dont c’est le premier film !), utilise toutes les ressources du cinéma pour ce premier geste éblouissant. Son esthétique est entièrement au service de sa cause : plan séquence pour montrer l’implacable itinéraire qui mène les juifs à la mort (et la discipline tout aussi implacable qui règne dans le camp) ; quant à ce flou de l’arrière-plan, il est totalement assumé. Tout le film restera ainsi collé au visage de Saul, improbable selfie sur un visage abominablement crispé, impassible, bloqué, et pour tout dire, mort, de Saul. Le reste, qu’on n’ose deviner, ne sera qu’esquissé dans les flous, le rose des corps contre les gris des vêtements sonderkommando. László Nemes montrer la réalité crue sans tomber dans le voyeurisme. Et identifie parfaitement le spectateur à Saul, qui refuse de regarder l’horrible tache qu’il est contraint de réaliser.


En cela, László Nemes est parfaitement Levien ou Lanzmannien ; les camps de la mort, c’est seulement l’horreur et la survie personnelle.


Il existe cependant un deuxième film, un peu plus complexe à appréhender pour le spectateur. Pour nous intéresser à cette histoire, Nemes crée une intrigue. Saul découvre le corps d’un enfant. Son fils ? On ne le saura jamais, même si c’est qu’il prétend. Dès lors, Saul n’a qu’une idée en tête : enterrer cet enfant selon les rites juifs. Commencent donc une « aventure » sur 48 heures où Saul cherche à cacher le corps de son « fils » et trouver un rabbin pour prononcer le Kaddish.


Le spectateur se trouve alors pris dans une position ambiguë. Sans cette intrigue, Le Fils de Saul serait un documentaire insoutenable. Mais avec, il devient presque un film d’aventure classique qui contredit dès lors le reste du film ; l’extrême privation de liberté, le poids terrible de la double structure hiérarchique du camp (les nazis et les prisonniers Kapos) ; le pouvoir écrasant du SS qui à tout instant a droit de vie ou de mort, l’impossibilité de se déplacer dans le camp. Chaque réussite de Saul en dehors de ces limites très strictes contribue à nous faire décrocher du film.


Néanmoins, grâce à une très belle fin, László Nemes nous abasourdit par le talent cinématographique de son film, la force de son propos, et l’innovation essentielle qu’il représente.



  • c’est pourquoi on sait très peu de choses sur les sonderkommandos (même dans Shoah) ; il reste simplement deux photos, dont on parle d’ailleurs dans le film.

ludovico
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le 2 janv. 2016

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