Depuis le temps que je voulais découvrir le cinéma d’Ozu ! C’est chose faite, mission accomplie. Et une chose est sûre, je ne vais pas m’arrêter là-dessus.
Le fils unique est le premier film parlant réalisé par le cinéaste japonais. C’est un film d’une grande douceur. Pourtant c’est un film déchirant et un amer constat social du Japon d’avant-guerre. Film qui s’en va cueillir par le prisme du temps (une ellipse de quinze ans) la relation entre une mère et son fils.
Une ouvrière, plus exactement fileuse de soie, vivant dans la province de Shinshu, rend visite à son fils, Ryosuke qui s’est installé à Tokyo après ses études. Auparavant, le film aura pris le temps de saisir la situation provinciale, l’extrême pauvreté de son quotidien qui ne se marie pas vraiment avec une éventuelle réussite professionnelle de son fils, si celui-ci ne s’en va pas tenter sa chance en ville. C’est le premier déchirement, l’acceptation qu’il faille le laisser partir et se sacrifier financièrement pour lui payer des études onéreuses. On ne saura seulement très tard que Otsune a dû vendre sa maison et ses terres pour couvrir ce sacrifice, logeant semble-t-il définitivement dans le dortoir de l’usine dans laquelle elle travaille.
Otsune vit avec cette espérance de voir son fils devenir un grand homme. Ce sont ses propres mots, son ultime espoir. Elle avoue à une collègue qu’elle pourra s’en aller tranquille le jour où elle saura que son fils a réussi.
Lors d’une sortie cinéma à Tokyo, Ryosuke emmène sa mère voir un film allemand, La vie tendre et pathétique de Willi Forst et si lui parait fier qu’elle l’accompagne, enjoué par la toile, Otsune, de son côté, s’endort. C’est une très belle scène, douce, cocasse qui témoigne d’un fossé qui s’est immiscé entre la mère et son fils, qui sont dans un rapport au monde, à l’art, à la réussite totalement différent.
Le film pourrait absolument tout concentrer sur cette relation mais il dessine en parallèle d’autres drames, à l’image de celui de Sugiko, la femme de Ryosuke qui l’envie d’avoir une telle mère, à l’image aussi de cette famille voisine où les deux enfants ne semblent pas avoir de père, à l’image bien entendu de ce professeur à Shinshu en 1923 devenu cuisinier dans le porc pané en 1935. Avec toujours, en filigrane, la dureté des lois de la ville. Ici Ryosuke quémande un peu d’argent à des collègues, là Sugiko se débarrasse de son kimono.
Ozu s’intéresse beaucoup à ces temps suspendus, ces longs intervalles. Ce sont des réflexions, des recueillements, des adieux. Une parcelle de temps dans laquelle se joue tout une vie. Un personnage qui se fige, voyage dans ses propres pensés ou un plan sans personne dans le cadre, sur lequel s’inscrit un flottement dans le récit (le linge séchant sur un fil, une bannière de restaurant, des portes fermées) ou l’éternité des inquiétudes et des doutes (Un plan d’une minute sur le dessin de l’enfant à l’envers, recouvert par les sanglots discrets de la mère et traversé par une étonnante fusion entre la nuit et le jour).
Les dernières secondes sont très émouvantes. Otsune, revenue à Shinshu, se repose sur un banc, après s’être délaissé d’un lourd seau d’eau sale. Le plan se cale sur son regard, qui se fige sur un contrechamp terrible, un portail fermé. Et le film de se clore sur ce portail. Si son fils garde la liberté de donner ses cours du soir, malgré un revenu médiocre, sa mère, elle, sans terres, sans maisons, est condamnée à l’usine, nuit et jour.