Il est temps pour le Tennessee des années 1930 d’entrer dans le mouvement irrésistible du progrès : Chuck Glover, ingénieur de la Tennessee Valley Authority, vient s’en assurer. La dernière crue du fleuve sauvage a emporté des familles entières. Le film s’ouvre sur le témoignage d’un père rescapé. Chuck, tout droit venu de Washington, en costume fraîchement repassé, est chargé de convaincre les derniers propriétaires terriens récalcitrants qui peuplent l’île du milieu de la vallée, du caractère inéluctable du progrès. Il se heurte à la résistance d’Ella Garth, accent sudiste à couper au couteau, se balançant sur son rocking-chair en osier, qui chérit les reliques du monde passé : sa grande maison, des relations interraciales policées et un certain goût pour la force sauvage que représente le grand fleuve.


Chuck débarque en terre à la fois hostile et mystique. La crise pousse les habitants au rationnement et la fée électricité est vue d’un mauvais œil. Ella règne sur son îlot auquel on accède sur un radeau de fortune aussi bien que sur la vallée toute entière baignée dans une lumière laiteuse et personne n’ose contester son autorité. Toute l’arrogance fédérale de Chuck ne suffira pas à convaincre le vieux monde du Tennessee de la nécessité de quitter la terre, ancrant ainsi le récit dans la question très classique de la propriété. Le conflit territorial qui oppose les propriétaires et le gouvernement fédéral est traité sur un mode lyrique et onirique très surprenant. Kazan choisit de traiter de biais le conflit racial qui s’y superpose et qui fait largement écho au contexte des années 1960 et du mouvement pour les droits civiques. Bien entendu, le spectateur a en tête que le Ku Klux Klan est né au Tennessee juste après la guerre de Sécession mais Kazan montre le système racial comme une machine bien huilée : les Noirs vivent auprès d’Ella la bienfaitrice et la défendent contre l’intrus de Washington. Chuck ne sera pas un héros libérateur antiesclavagiste, il se contentera, pour ruser et obtenir le départ forcé d’Ella, de rémunérer ouvriers blancs et noirs de la même façon. Pas de grands gestes, pas de grande politique ni de grands discours dans ce film très intime. Par ailleurs, l’opposition des chefs de la ville, shérifs et propriétaires franchement antipathiques, mêlera indistinctement la défense du système esclavagiste et la méfiance envers le grand dieu du progrès – Roosevelt, même si c’est Eleanor qui sera mentionnée – considéré comme plus dangereux encore que le fleuve menaçant.


   Au-delà du conflit territorial et racial, le film prend de la hauteur dans la mesure où il observe la naissance d’un amour sinistre entre Carol, la jeune protégée d’Ella, jouée par l’exceptionnelle Lee Remick et Monty. Monty n’excelle pas dans l’amour courtois et préfère embrasser fougueusement Carol sans lui promettre quoi que ce soit parce qu’il croit voir dans son regard fuyant, l’indice d’un désir trop longtemps tu. En vérité, c’est elle qui mène la danse. Filmée comme un modèle préraphaélite dans la scène où elle revient pour la première fois dans la maison qu’elle avait abandonné à la mort de son jeune époux (que Kazan ne manque pas de nommer James Baldwin, en hommage au romancier et essayiste qui explore les non-dits du système raciste de l’Amérique du XXème siècle), elle se couche sur le lit matrimonial jonché de feuilles mortes et de fleurs séchées telle l’Ophelia de Millais. Et c’est elle qui donne sa forme à cette relation lorsque, les yeux bleus constamment embués de larmes, elle déclare haut et fort son amour à Monty, affalé dans le canapé, qui n’est plus que l’ombre de lui-même et qui ne sait que dire. Sorte de petite mère courage, Carol élève seule ses deux enfants et sait très bien à quoi s’en tenir. « Nous sommes trop différents » conclue-t-elle avant que la tension sexuelle balaie le tragique de cette scène qui aurait pu être un adieu. Ce drôle d’amour qui se    termine par un mariage – qui coûte cinq dollar à Monty, petit détail qui fait émerger le caractère trivial d’une union à laquelle Monty ne  croit pas du tout (« Je le regretterai, c’est sûr ») – permet tout de    même une fuite, un nouveau départ, une vue d’ensemble, du haut d’un petit avion qui traverse la vallée avant qu’une dernière fermeture à l’iris concentre notre attention sur le barrage. 
Après avoir filmé la Nouvelle-Orléans et le Mississipi, Kazan s’attache avant tout à filmer un espace, celui du Tennessee. A l’aube ou au crépuscule, sur fond d’arbres déplumés, sous une pluie torrentielle – heureusement que Carol se tient sur le pas de la porte, une serviette dans les mains, pour sécher le pauvre Monty comme on recueille un chaton mouillé - le territoire apparaît comme magique. Ella, c’est avant tout une gardienne de la nature sauvage et indomptable : « Je suis contre les barrages de toutes sortes. ». Mais c’est en définitive l’Histoire qui aura raison de cette nature et du fleuve en particulier, motif ô combien mythique dans la culture américaine, si l’on pense par exemple au récit de voyage de Thoreau, A Week on the Concord and Merrimack Rivers, ou bien encore au cours du fleuve décrit dans tant de rengaines folks. Dans une des dernières scènes évocatrices de ce lyrisme éminemment américain, le feu aura raison de l’eau et embrasera la bâtisse en bois d’Ella semblable à une torche juste avant que le fleuve ne vienne engloutir l’îlot tant disputé et les vies des derniers résistants à la marche du progrès. C’est tout le conflit entre le motif de la « wilderness » et de la civilisation, entre l’ancien monde et le New Deal qui se joue dans le film d’Elia Kazan.
Marthe_S
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le 11 nov. 2020

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