A la première de Mommy, il y avait foule. C'est cette même foule qui applaudissait à bâtons rompus tandis que Lana Del Rey clôturait le film en beauté. Sur le trottoir, les commentaires allaient bon train, et surtout les phrases toutes faites telles que "c'est vraiment un ovni dans sa filmographie". Et puis il y avait cette fille, avec son groupe d'amis, qui essayait vainement d'étouffer ses sanglots. À y regarder de plus près, il n'était pas rare que les yeux soient rouges et gonflés. Mais que s'est-il donc passé avec le nouveau film de Xavier Dolan ?

Le cinéaste est fasciné par la norme et le hors-norme, cette problématique irrigue toute sa filmographie. Dans J'ai tué ma mère, il s'agit d'une violence sourde qu'un fils éprouve à l'égard de sa mère. Les Amours imaginaires mettaient en scène un triangle amoureux asymétrique dont l'un des membres était une figure fantasmatique. Dans Laurence Anyways, il était question d'une révolution de soi (et non d'une révolte, sir). Tom à la ferme, le thriller anxiogène de Dolan, nous confrontait à un couple masculin dans une atmosphère sordide, et l'on craignait toujours le pire. Enfin, Mommy raconte l'histoire d'un jeune garçon atteint du syndrome TDAH, trouble du déficit de l'attention et de l'hyperactivité, qui après avoir mis le feu à une cafétéria causant de graves blessures à un de ses camarades alors qu'il avait été placé dans un centre pour mineurs, est confié à sa mère, Diane. Cette dernière, affublée de mini jupes et de talons aiguilles, strass, paillettes et tutti quanti, connaît son fils par cœur. Elle le sait violent et impulsif, tandis qu'elle, veuve monoparentale, peine à joindre les deux bouts. Leur équilibre est pour le moins précaire, il faut toujours s'attendre à une nouvelle crise de Steve. Lorsque la voisine d'en face, Kyla, une jeune enseignante souffrant de bégaiement qui vient d'emménager, découvre ce duo exceptionnel, elle est à la fois terrifiée et intriguée. À eux trois, ils forment une étrange osmose, de courte durée cependant.

Une des premières scènes du film est un accident de voiture, Diane dite Die, se fait heurter par un chauffard, et apprend dans la foulée que son fils vient de mettre le feu à un lieu public. Le ton est donné, le film ne sera pas de tout repos pour le spectateur. Mommy est un film de mouvement et un film sur le mouvement, le mouvement qui porte ces trois personnages dans l'euphorie, le désespoir ou la violence, cet espèce de mouvement vital... Steve traverse les rues de sa banlieue à toute vitesse sur son longboard avec Oasis en fond sonore, il tournoie sur lui-même comme une toupie lancée à vive allure avec son caddie, on danse sur du Céline Dion dans une scène d'une douceur à peine croyable, et on court. Et les personnages forment un équilibre précaire comme s'ils se livraient à un numéro de haute-voltige, toujours menacé par le principe de réalité qui reprendra ses droits à la fin du film.

Figures de l'excès faciles à identifier certes, mais où se trouve la norme dans Mommy ? La norme se trouve du côté de la loi fictive votée après les élections de 2015 au Canada, qui permet aux parents de placer leurs enfants jugés dangereux dans un centre spécialisé afin que l'Etat les prenne en charge. La norme c'est la camisole de force, les médicaments avec lesquels on assomme Steve qui est pourtant un "prince" selon les dires de sa mère, quelqu'un de profondément bon. Mais voilà, l'amour exorbitant de Steve pour sa mère et leur relation placée sous le signe de l'excès que Kyla mise à part, personne ne peut comprendre et accepter (ni la directrice du centre au début, ni même ce voisin un peu louche). La société que décrit Dolan ne peut pas tolérer cet amour, il faut y renoncer pour survivre. Diane, elle, rêve bel et bien d'une vie "normale" pour son fils, telle que Dolan nous la montre dans une scène aux couleurs chatoyantes décrivant le mariage, le succès dans les études de Steve. On croit alors le jeune homme sauvé, mais ce n'est là qu'une rêverie de la mère. Et là, sur le parking froid, la réalité reprend ses droits, Steve est emmené de force selon la décision de sa mère dans un centre, et tous hurlent tandis que les médecins ne font que "leur travail".

Steve, Antoine-Olivier Pilon, crève l'écran littéralement, il l'élargit à la faveur de son désir insatiable de vie à deux reprises, lorsqu'enfin une promesse de bonheur apparaît. Kyla, jouée par la somptueuse Suzanne Clément dont le jeu est d'une grande subtilité, est la figure la plus intéressante, elle est celle qui contient l'explosion du couple mère-fils et sa propre explosion. Pourquoi ce bégaiement ? Qu'est-ce qu'on ne peut pas dire ? Et bien entendu, Anne Dorval est une excellente actrice comme elle l'a déjà prouvé. Le film alterne paroxysmes et périodes d'atonie au cours desquelles Dolan semble nous dire "reprenez votre souffle, je n'en ai pas fini avec vous".

Quant à l'hyperstylisation des films de Dolan (les plans très composés, les ralentis, les flous en veux-tu en voilà) ne tourne pas au procédé dans Mommy. Elle participe au conditionnement progressif du spectateur. D'abord le format de l'image qui emprisonne l'acteur, nous forçant ainsi à le regarder droit dans les yeux, il n'y a plus que lui à l'écran. La musique kitchissime (Dion encore et toujours), celle que le père décédé a laissé pour sa famille, accompagne des moments de grâce : la danse déjà évoquée des trois personnages, la scène du karaoké lorsque Steeve chante Vivo per lei. Il n'y a pas d'actes gratuits mais tout est pensé dans la perspective d'une explicitation non pas pour nous prendre pour des imbéciles, nous spectateurs, mais pour nous forcer à ressentir. Le film est un véritable tord-boyaux, et c'est ce dont témoigne le champ lexical des critiques de ce film, leur caractère dithyrambique. Tout est excès dans le petit monde de Xavier Dolan. Il y a dans Mommy quelque chose comme un accueil de la singularité, et non une réelle admiration pour la marginalité que le cinéaste avait tendance à revendiquer auparavant. C'est un film sur l'espoir bien qu'illusoire (une fiction nécessaire), et l'espoir ce n'est pas une lueur faiblarde dans un film globalement sinistre, c'est une lumière irradiante et aveuglante.

Mommy est un film solaire contrairement à la grisaille de rigueur dans Tom à la ferme... La lumière, la blondeur juvénile de Pilon. Le spectateur, vissé sur son siège, est le jouet de Dolan, on n'esquisse pas un demi sourire timide, on n'a pas la larme à l'œil, on s'esclaffe comme le fou rire des personnages l'exige et on verse de grosses larmes de crocodiles tandis que les deux femmes hurlent à la mort sur le parking, on retient son souffle, pétrifié par la peur lorsque la violence surgit.


Comment dit-on l'amour dans une société normée qui voudrait l'édulcorer ? Par les chansons ringardes ? Par la violence ? Par une diction malaisée ? Voilà ce que se demande Dolan.

Concernant enfin, la soi-disant maturité du cinéaste qui l'aurait enfin atteinte, il me semble qu'il n'y a pas à lui attribuer une étiquette normative de ce vers quoi son cinéma devrait se diriger, comme s'il y avait un moment où le cinéaste se serait assagi. Non Dolan ne s'est pas assagi, il procède toujours de la même manière, cultivant l'inquiétude et l'anxiété, et c'est tant mieux ainsi.
Marthe_S
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le 9 oct. 2014

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Marthe_S

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