On le sait déjà : Le Garçon et le Héron ne sera en fait peut-être pas le dernier film du réalisateur Hayao Miyazaki, pourtant annoncé comme tel. Ce qu’on ne savait pas avant de le voir, cependant, c’est qu’il s’agit d’une de ses œuvres les plus stimulantes et foisonnantes, multipliant ses strates avec l’énergie irrésistible de la jeunesse, nouvelle preuve, s’il était encore besoin, que le cinéaste demeure l’un des plus grands artistes de notre temps.
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Le Garçon et le Héron s’intéresse au jeune Mahito, parti s’installer dans la campagne japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale sous l’impulsion de son père, industriel pour l’armée. Isolé, hanté par des visions de sa défunte mère, le garçon va apprendre à apprivoiser l’inconnu, à accepter la mort et à embrasser le changement. Un mystérieux héron bavard commence vite à l’embêter, à l’enjoindre de le suivre voir sa mère pourtant morte. Mahito résiste. Il est désorienté, mais pas perdu. C’est la nouvelle femme de son père (la sœur de sa mère), troublée par son nouvel environnement, mal acceptée par le garçon, craintive de ce qu’annonce le bébé qu’elle porte, qui disparaît un jour dans les étroitesses de la dense forêt ancestrale qui borde la propriété. Mahito l’y suit, bien décidé à la sauver.
Le début du film retranscrit bien le sentiment qui accompagne la découverte d‘un nouveau lieu, où isolation, ennui et curiosité s‘entremêlent. Le style graphique de Miyazaki a rarement aussi bien embrassé son propos, avec des décors foisonnants et détaillés, dans lesquels évoluent des personnages plus schématiques, qui donnent l’impression d’être plongés dans des mondes qui les dépassent, et parfois qui les étouffent.
Les personnages du Garçon et du Héron acceptent tous l’existence du surnaturel sans rien laisser paraître, sinon une certaine inquiétude chez l’une des vieilles gouvernantes, liée aux histoires qui entourent l’existence de cette tour voisine abandonnée. Mais une fois la quête entamée et « le monde du dessous » pénétré, l’imagination sans borne de Miyazaki donne lieu à une multiplication des nouvelles règles et des nouveau niveaux de diégèse. Une porte apparaît soudainement ? On l’emprunte. Une tour de jouets en bois s’écroule ? C’est le monde entier qui est en péril. L’animation multiplie les visions d’un univers pluriel mais jamais incohérent, entraînant le spectateur dans un tourbillon de couleurs et de symboles.
L’écriture est telle qu’on ne saura jamais discerner, finalement, ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas : c’est peut-être à travers le pouvoir de son esprit que Mahito manifeste une meilleure réalité pour lui et sa famille. Au cours de son épopée, le film mélange les temporalités sans ménager son public. Une version plus jeune d’un personnage préétabli entre en jeu, induisant une conception non-linéaire du temps, qui ne sera jamais explicitée aux jeunes spectateurs. Au bout d’un moment, la superposition des couches d’imaginaire invite plus à lâcher prise et à se laisser porter. La suranalyse symbolique en cours de visionnage empêcherait aux émotions d’éclore ; l’essence de chaque idée est toujours limpide.
Ici plus qu’à l’accoutumée, le réalisateur enchaîne les petites blagues ou situations/dessins drôles. Les gouvernantes de la résidence ont par exemple des têtes énormes, disproportionnées par rapport aux autres humains. Les perruches anthropomorphes qui peuplent le monde de dessous enchaînent les actions incongrues et les situations absurdes.
L’axe émotionnel principal du film s’articule autour de la figure maternelle et du rapport qu’entretien Mahito avec elle. Dans ses visions brûlantes, dans sa quête pour sa nouvelle mère, dans l’aide qu’il reçoit continuellement des gouvernantes, dans son monde comme dans celui du dessous… Aucune surprise, donc, de voir que le père est en décalage total tout au long du film, insensible aux problèmes de son fils, sanguin face à ses harceleurs à l’école, inefficace dans la recherche de sa famille. Il ne croit pas aux légendes et interprète le surnaturel de façon trop littérale ; mais peut-être est-ce qu’aucun doute n’embrase son esprit. L’industriel peut continuer de vivre pour son travail, et laisser le soin aux autres de travailler à mieux vivre.
À plusieurs reprises, Miyazaki opte pour de longs passages sans dialogues, qui s’appuient cependant sur une stimulation visuelle et auditive constante. C’est peut-être que les mots (ceux sortant de la bouche des personnages, ceux que vous lisez ici à cet instant) importent moins que de faire l’expérience du voyage. Voyez le film, mais voir le film une fois ne suffit pas à appréhender toute la portée du chemin parcouru par Mahito pour accepter la mort de sa mère, faire le deuil de sa vie d’avant, et s’emparer du présent. Encore un Miyazaki qu’il faudra redécouvrir à chaque visionnage.