Cela va sans dire pour quiconque aura vu Le Genou d'Ahed que ce film est un véritable coup de poing tant par sa forme que par son propos, qu'il est un film aussi innovant que provocateur, un film puissant puisqu'il semble capturer l'âme malade d'un pays violent fondé sur l'horreur et l'utilisant pour la perpétuer et justifier la sienne.
Nadav Lapid n'y va pas de main morte, et pourtant avec beaucoup de détournements artistiques pour faire la capture d'un instant particulier d'une société israélienne schizophrène, en questionnement permanent, d'un peuple pris en otage entre l'intimité, la solidarité et ses pulsions nationalistes, qui poussent son gouvernement à des violences illégitimes ; la photographie en 2021 d'un peuple qui déborde d'amour propre mais s'est bâti sur la haine.
En relatant le récit très resserré d'un réalisateur venu présenter un de ses anciens films dans une ville reculée dans le désert, Nadav Lapid aurait finalement pu parler de tout autre chose. Mais par sa forme, la violence sourde et pourtant étonnamment bruyante qui se dégage de l'esthétique qu'il a choisi, son film ne parle finalement que de ça, le propos politique suintant par tous les pores de son image et de ses dialogues.
Le film est éprouvant, son esthétique aride, lâchant le spectateur sans repère stable, ses dialogues le noyant dans une diarrhée étouffante, sa caméra le retournant et le bousculant sans cesse, l'approchant au plus près des visages pour mieux l'en éloigner aussi rapidement, ses effets sonores l'écrasant (la scène d'ouverture, impressionnante), puis l'assommant par le silence. Il va également sans dire qu'on ne ressort pas indemne d'un tel visionnage tant les sens sont bousculés et tant la violence verbale et psychologique de l'ensemble tendent vers une radicalité et une dureté rarement vues.
On sera un temps déconcerté par cet abandon dans un univers abscons où les dialogues surécrits empêchent une totale immersion et les effets visuels et sonores une véritable adhésion, notamment lorsque ceux-ci semblent une simple prouesse formelle propre à flatter l'ego du réalisateur, sans qu'ils apportent du réel ou de l'utile au récit. On pourra être déçu du propos parfois très narcissique d'un réalisateur qui, parlant d'un autre, ne fait finalement que parler de lui, glissant çà et là ses désirs, ses peurs, ses pulsions, ses névroses.
Puis on se laissera prendre à ce jeu pervers, notamment grâce à une montée en intensité d'un rythme qu'on ne pensait jamais grimper, et quelques instants puissants et véritablement terrifiants, en particulier un (presque) monologue à la portée politique si engagée qu'elle en devient presque dangereuse (grâce au jeu saisissant de Avshalom Pollak, qui aurait mérité une récompense à Cannes), et des flashbacks immersifs mémorables.
Non exempts de défauts donc, en particulier ce jeu délicat entre propos sociétal global et immersion de l'intime et du très personnel, ce Genou d'Ahed, dont le titre même est d'emblée politique lorsqu'on comprend (très rapidement) ce qu'il signifie, est une petite bombe qui n'explosera probablement pas comme elle le devrait, mais qui marquera longuement l'esprit de ceux qui l'auront vue, tant ils en sortiront aussi retournés qu'un film de Gaspar Noé aurait pu le faire, et tant il livre un brûlot politique risqué et, de fait, assurément audacieux.