Si j'avais dix-huit ans et que je voulais devenir cinéaste, ce serait Nadav Lapid, mon modèle d'aujourd'hui (et pas Hamaguchi par exemple). Ce serait Nadav Lapid, parce que Le Genou d'Ahed est un film qui transgresse toutes les lois implicites, qui ne cesse de réinventer le cinéma, de détruire la syntaxe habituelle et d'en former une autre, plus neuve, plus énervée, vivante. Même le récit du Genou d'Ahed est neuf ; il n'existe pas immédiatement, mais quand il éclôt finalement, c'est d'une richesse, d'une force, d'une imagination folle. Nadav Lapid est un cinéaste qui s'autorise à rêver à ce que le cinéma pourrait être, et ça se voit.
Et pourtant, dans le même mouvement, il s'avère que Le Genou d'Ahed, non content d'être plein d'une colère révolutionnaire, est aussi très réactionnaire. Son sexisme est une aberration. Son narcissisme est purulent. Et il confine à la manipulation, à la fin du film, après la magnifique scène de signature du contrat, lorsqu'il joue avec le vrai, le faux, et le destin de son héroïne, et les larmes de son héros, que le montage soudain complaisant (alors qu'il virevoltait sans concession) ne veut pas couper. Comme s'il fallait, à la toute fin, ne montrer qu'une seule souffrance. Montrer comme la souffrance n'appartient qu'à un seul (et à un double du cinéaste, de préférence) homme. Ne pas en laisser un morceau aux autres. C'est triste, c'est presque pervers. Je comprends l'idée : jeter un trouble définitif, ne pas répondre, ne pas résoudre, dire qu'on ne peut rien résoudre, rien sauver, jamais. Mais les larmes, si elles ne sauvent pas, cherchent à racheter quelqu'un - on n'est pas dupes. Et la lettre à la mère qui suit est de trop, et le héros qui a passé tout son temps à prouver qu'il n'était pas un héros pour qu'on puisse penser qu'il en est un cesse d'être intéressant, ou même complexe : il devient juste aléatoire, plein de dénis trop visibles, en-deçà de la forme prodigieuse du film, qui n'était peut-être, après tout, malgré toute l'énergie qu'elle nous a donnée, qu'un prodige de plus. (Et finalement, Hamaguchi, avec son scénario lourdaud, ses ficelles, son classicisme tranquille, s'avère bien plus en prise directe avec l'époque et ses bouleversements que Lapid, perdu dans ses hommages à sa mère et sa quête d'un reflet exact de lui-même.)