LE GENOU D’AHED est un « geste ». Oui, il est même un film de geste(s). L’affirmer, c’est se heurter au mot et à la complexité de sa définition. Car qu’est-ce qu’un geste au cinéma ? Est-ce une main qui s’élance pour claquer sur le visage d’un autre ? Est-ce une manière de se mouvoir dans quelque chose qui manque de clarté ? Ou bien est-ce une action révélatrice – celle d’une caméra imprimant des images – qui s’évertuerait à faire émerger un sentiment, une intention ou une émotion. Dans LE GENOU D’AHED, c’est une action déterminée, c’est du mouvement, c’est de l'instabilité. LE GENOU D’AHED n’est pas une chanson de geste : aucune personne illustre là-dedans, aucune noblesse, encore moins d’histoire glorifiante ou de preux chevaliers. Au contraire, rien n’est remarquable ici si ce n’est la force du cri et la colère qui s’en dégage. Déterminé, Nadav Lapid l’est. Son geste sera brusque, mal aimable, enragé, disgracieux ou ne sera pas.


LE GENOU D’AHED s’ouvre sur quelque chose de saisissant, de sensoriel, de palpable : une route, une averse, une bécane, une combinaison en cuir ; un motard casqué ; du gris, du blanc, du béton. On se croirait presque chez Jonathan Glazer dans cette épure minimaliste et ce formalisme terre à terre. D’autant plus lorsque le film convoque des gros plans sur des genoux, des déchirements, des visages. Le prologue ne manque certainement pas de force de frappe : il est marqué par le battement, le contraste, la froideur, l’asphalte. Avant que le décor ne change brutalement et ne nous invite à une radicale traversée du désert. Puisque LE GENOU D’AHED, c’est avant tout une histoire de géographie. Si bien que ce décor aride en vient à épouser les états d’âme de son personnage principal : Y., cinéaste israélien, dont la colère / détresse apparaît dans chaque fissure de ce sol sec et craquelé de l’Arava.


Mais de quoi parle au juste LE GENOU D’AHED ? D’un exil ? D’un cinéaste venu présenter un film dans un coin reculé d’Israël ? D’une confrontation entre un artiste et un gouvernement ? D’un pays dirigiste qui pratique une sournoise censure ? De l’errance d’un écorché dans le désert de sa propre existence ? D’un homme qui entretient une relation d’amour-haine avec son propre pays ? LE GENOU D’AHED, c’est ça, mais c’est aussi et surtout un questionnement constant. Tout part de ce formulaire officiel que le cinéaste doit remplir en vue du débat organisé pour son film : quelles thématiques abordera-t-il ? Evidemment, si les options proposées par le Ministère de la Culture limitent les possibilités, le cinéaste jouera quant à lui davantage dans le hors-limite, dans le débat politique et le militantisme, dans la charge féroce contre la politique israélienne. Hors-limite qui s’applique également au film de Nadav Lapid tant ses expérimentations formelles épousent cette logique « punk » et anti-système ; un (r)éveil par la parole – et la forme – pour briser le silence du désert.


Dans LE GENOU D’AHED, on retrouve cette instabilité formelle et narrative qui coulait déjà dans les veines de Synonymes : une désorientation, un questionnement identitaire, des éclats de voix, une caméra qui épouse la subjectivité et le déséquilibre de son personnage. On retrouve cette même rage dans la pupille. Encore plus instable. Encore plus inqualifiable ici. C’est alors jeter littéralement sa caméra comme si elle n’existait pas ; comme si elle n’était qu’un regard impalpable, imaginaire, immatériel, volatile. Follement virtuose, la mise en scène que déploie Nadav Lapid ne s’impose aucune limite. La caméra vole, vit, gigote, s’élance : rien ne peut l’arrêter. En un claquement de doigt, la caméra s’élève de la terre jusqu’au ciel ; elle produit d’ahurissants travellings à 360° simplement pour filmer un dialogue ou un échange. Elle refuse la fixité et accompagne des mouvements incessants, imprévisibles et étourdissants ; guidée par le regard de Y. et le ballotement de ses pensées.


A l’instar de cette promenade libératrice qui invite à un lâcher-prise sur le Be My Baby de Vanessa Paradis. La caméra puise alors dans cette musicalité un mouvement, un emportement, un frisson, un dynamisme, qui conduit à transformer la séquence en une espèce de secousse dansante. Le nez littéralement collé à l’objectif, le personnage s’approche si près de la caméra qu’il semble nous en révéler la présence ; d’autant plus lorsqu’il tente d’échapper à la mise au point de l’opérateur dans un va-et-vient chorégraphié. Tout du long, Lapid nous mitraille la rétine avec ses folles idées de mise en scène. Avec ses gros plans qui dévisagent. Avec ces visages qui bouillonnent. Avec ce jeu sur les échelles et sur le « voir ». Les visages vont alors porter la complexité du propos et gagner en étrangeté jusqu’à apparaître parfois comme des formes abstraites dans un environnement hostile. Si LE GENOU D’AHED fascine, c’est principalement pour cet emballement formel et cette vitalité de l’image.


D’autant plus fascinant lorsque son geste arrive à se joindre à la parole. A des logorrhées qui semblent nous prendre en otage dans la tension qu’elles installent. A des monologues semblables à des coups de poings sur un ring de boxe. A des dialogues violents qui s’échangent parfois comme des mots d’amours. LE GENOU D’AHED s’avère si tendu qu’à chaque instant le film pourrait se transformer en une variation de Mad Max. Le geste fascine aussi au travers de ce récit trouble et manipulateur que Y. narre à Yahalom ; histoire d’un service militaire où la danse armée se mêle à un jeu sadique. Ce que nous propose Nadav Lapid, c’est d’avaler avec lui une pilule de cyanure fictive. Ce n’est pas agréable mais l’expérience se révèle suffisamment agitée et explosive pour convaincre. LE GENOU D’AHED doit aussi beaucoup à l’intensité de jeu de son comédien principal, Avshalom Polak, et à la sensualité / fragilité qui se dégage du jeu de Nur Fibak. En filmant au plus près des corps, le cinéaste parvient à enfermer cette intensité dans un cadre qui isole les gestes, les déplacements, la place des personnages dans un décor inanimé et les sentiments qui viennent s’accrocher à leur visage. Dommage que le film soit si difficile à cerner, à aimer ; si abrupt et vaporeux dans son propos. Son « geste » ne manque ni d’élan ni de résonance ; mais il peine clairement à nous emporter dans son émotion.


Si « à la fin, c’est la géographie qui gagne », c’est aussi parce que le décor finit par avaler ses personnages. Ou par les expulser. LE GENOU D’AHED s’impose alors comme un geste réflexif qui dépasse le cadre qu’on nous montre. C’est une articulation, fragile mais aussi porteuse de mouvement. C’est une histoire de trahisons et d’abandons, le récit d’une lutte qui ne mène qu’à des larmes et à un exil. Tout ne peut mener qu’à une impasse. Alors on crie pour ne pas imploser et on cherche l’apaisement dans les nuages après avoir vomi sa colère dans le désert. Nadav Lapid traque ainsi une intensité, une ivresse de vie, une urgence. Chaque plan est hanté par une fièvre, une folle énergie, une rage et des cris. Néanmoins, si le film épate, c’est pour la performance plus que pour le sens. Parfois illisible, toujours enfiévré, LE GENOU D’AHED exige de passer outre les règlements, d’abattre toutes limites et toutes frontières, de se laisser porter par le « geste » pour pouvoir jouir de cette œuvre pleine de vitalité et de tremblements. A voir pour la beauté du geste ? Peut-être davantage pour sa colère.


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le 2 oct. 2021

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