Y., cinéaste de réputation internationale, se rend dans le désert de l'Arava en Israël pour présenter l'un de ses films à la population locale. Il met entre parenthèses quelques jours son projet d'une fiction sur Ahead Tamimi, une jeune fille qui gifla un soldat ce qui lui valut d'être mise au ban de la société - un député déclara même qu'on aurait dû lui loger une balle dans le genou pour l'assigner définitivement à résidence. La révolte de cette jeune fille habite pareillement le cinéaste. Il va pouvoir la crier dans le désert.
Après un début énigmatique, montrant une motarde sous la pluie, des genoux en gros plan et un clip, où l'on ne comprend qu'après coup qu'il s'agit d'un casting pour le projet du réalisateur, celui-ci prend un coucou pour parvenir à Sapir où il est attendu. Il est accueilli à bras ouverts : la directrice adjointe de la bibliothèque est une fan de son travail. Premier moment réussi : l'ambiguïté que la jeune femme installe, par son sourire, son regard franc et surtout la proximité physique qu'elle accepte avec Y., intrigue puis captive. On s'attend à ce qu'il se passe d'entrée de jeu quelque chose entre eux deux, mais non. Avant de partir, Yahalom aborde le sujet qui fâche : s'il veut être payé, Y. devra accepter de signer un questionnaire où il détaille les sujets qu'il entend aborder. De la censure pure et simple. La rage de Y. ne fait qu'augmenter.
Il l'exsude en allant marcher dans le désert, casque sur les oreilles. A ces deux histoires (le film en préparation, la projection à Sapir) s'en ajoute une troisième : Y. envoie des messages filmés à sa mère atteinte d'un cancer. Une métaphore du pays, rongé de l'intérieur par un racisme, une stérilité intellectuelle et une violence grandissantes. Un pays que Y. vomit mais dont il ne peut se désolidariser car il est une partie de lui-même, ainsi qu'il le dira de Jérusalem. De quoi enrager intérieurement.
Y. ourdit un plan en relation avec une militante en phase avec sa révolte (journaliste ? productrice ?) : faire avouer à Yahalom l'inanité du gouvernement pour lequel elle travaille pour diffuser ensuite cet aveu à la presse et sur les réseaux sociaux. C'est pendant la projection que se déroulera l'opération. Un procédé pour le moins indélicat, susceptible de ruiner la carrière de la directrice adjointe, voire de la pousser au suicide. Face aux villageois, et en particulier à la soeur de Yahalom qui décèle en lui un homme bon, il renoncera.
Pour narrer cet épisode tiré d'une anecdote réellement vécue par Navid Lapid, le cinéaste choisit de malmener le spectateur : image moche le plus souvent, brusques mouvements de caméra remplaçant souvent le champ-contrechamp, envolées qui semblent hasardeuses vers le ciel ou l'horizon désertique, très gros plans sur le visage de son héros. On comprend qu'il s'agit de traduire son malaise - et aussi de faire "auteur sans concession" pour rafler un prix à Cannes ? La dose est un peu forte, le film agace par son maniérisme. D'autant que, de balades en ville sur fond de rock agressif en images de cocktail, le propos ne passionne pas toujours. Le trajet en voiture avec un chauffeur marié à une amie de Yashalom captive davantage, grâce au focus fait sur les poivrons victimes du réchauffement climatique, symboles de la déchéance économique de la région, et à une scène onirique de danse sur un tube de Bill Withers, Gonna be a lovely day. Mais c'est le long dialogue dans le désert entre Y. et Yahalom qui fait décoller, enfin, le film.
Y. y raconte son expérience de soldat de Tsahal au Liban. Un commando de jeunes appelés y a connu les affres de la discipline, notamment le dispositif dit du Jugement Dernier, qui les oblige à avaler une capsule de cyanure pour ne pas être capturés vivants. Le sergent montre l'exemple. Y. s'exécute mais son copain refuse. On le sentait venir, les capsules étaient inoffensives, un simple moyen de tester la loyauté des soldats. Y. l'avait deviné, grâce à sa faculté toute professionnelle de déceler ce qui est (mal) "joué". Selon Yahalom pourtant, Y. fut plutôt le soldat qui refusa de prendre la capsule : elle a en effet pu tester son patriotisme très relatif ! Y. la prendra par surprise, de retour à la projection : et s’il était plutôt le sergent ? C'est-à-dire celui qui manipule tout le monde, ce qui est bien le statut d'un metteur en scène. C'est d'ailleurs ce qu'il vient de faire avec elle, chose qu'elle ne va pas tarder à découvrir avec effroi...
Cette histoire narrée en images contient deux scènes savoureuses, deux chorégraphies : celle des hommes, où Lapid montre, comme il l'avait fait dans Synonymes, la culture de la virilité qui règne en Israël ; puis, en miroir, celle des femmes-soldats, soumettant leur victime masculine à la torture. La longue narration (dont Y. prétend pourtant sans cesse qu'il l'abrège), se conclut par le fameux questionnaire qu'il faut remplir, et qu'il va signer sur le dos de la jeune femme (il s'apprête, en effet, à lui faire un coup dans le dos). Notre homme se lance dans un monologue d'un lyrisme écumant de rage, termine la tête sur le sol, grimaçant, hystérique, figé dans la haine (impressionnant Avshalom Polak, double du réalisateur). Lapid vient de délivrer son message avec, il faut le reconnaître, un certain panache. Par contraste, le plan fixe sur un crépuscule offert à sa mère exprime une grande sérénité.
Ces morceaux de bravoure font mieux accepter le caractère très poseur que dégage par ailleurs le film. Ce Genou d'Ahead n'est pas un grand film, plutôt une curiosité, un geste expérimental pour permettre à Lapid de crier ce qu'il ne peut taire. Une oeuvre rêche, chaotique, peu aimable, mais estimable.
7,5