Malgré une caractérisation un peu "pesante" de son personnage central en début de film, malgré quelques enchaînements de scènes et quelques raccords bancals, malgré une absence de musique salutaire qui s'achève dans un final écrasant au risque d'annuler l'émotion, malgré les rapports binaires qui semblent régir les liens entre certains personnages, malgré des élipses narratives parfois discutables, malgré le jeu un peu trop appuyé de Kirk Douglas qui fait pourtant dans l'ensemble un travail incandescent, malgré tous ces "malgrés" (f..k l'invariabilité)....
"Le gouffre aux chimères" prouve qu'un bon film n'a pas besoin d'être parfait pour être bon.
Pourquoi est-il bon ? Peut-être, parce qu'il fait le pari de la simplicité et de la clarté : unité de lieu, de temps et d'action. Mais aussi, parce qu'on y suit une galerie de personnages bien écrits allant du naïf malléable (le jeune journaliste assistant Tatum) au plus méprisable (le Shérif monnayant les prérogatives de sa fonction pour se faire réélire) en passant par la plus glaçante (l'épouse égocentrique qui n'aime rien plus que le tintement du tiroir caisse). Parce qu'on y voit aussi, dans un crescendo parfait, la représentation du syndrome du cirque dont l'homme (ce clown triste) contamine tout ce qu'il touche. Parce que quelques soient les motivations et les fragilités individuelles, on y voit l'homme, la femme et ses variantes institutionnelles enfanter des multitudes perverses.
Revoir ce film me rappelle, à chaque visionnage, que l'intelligence du propos et un traitement sans fioriture suffisent à faire une oeuvre forte. Mais il me rappelle aussi un autre fait moins confortable : nous avons tous, au fond de nous, notre propre "Gouffre aux chimères". Ce gouffre secret (voire inconscient) dans lequel nous sommes capables de pousser l'obstacle qui encombre la voie entre nous et la satisfaction de nos désirs. Ce gouffre qui vient nourrir un jeu de dupes intime fait d'illusions, de manipulations et d'ambitions dont nous sommes les premières victimes et que nous évitons de voir en détournant les yeux chaque soir en arrivant aux portes du sommeil...
Sommes-nous tous des "Chuck" en puissance ? Oui, à la folie, parfois, un peu, pas du tout... ou presque ?