Peu de cinéastes ont su faire preuve d’autant de constance et de compétence que Billy Wilder. Celui qui réalisa Assurance sur la Mort (1944), Boulevard du Crépuscule (1950) ou encore Certains l’aiment chaud (1959) n’est pas entré dans la postérité aux yeux du grand public parmi les réalisateurs les plus célèbres de l’histoire, mais pourtant ces trois films, et plusieurs autres de ses réalisations figurent parmi les fleurons du cinéma américain. Quand on lui associe Kirk Douglas, véritable légende du septième art, on obtient Le Gouffre aux Chimères, et une nouvelle fois la qualité du film est à la hauteur de la réputation des deux hommes.
1951, cela paraît loin pour nous, surtout à l’échelle du cinéma. Ces vieux films en noir et blanc d’un autre temps, où le monde et la société étaient bien différents d’aujourd’hui, ne devraient donc pas vraiment spécialement nous parler. Pourtant, si Le Gouffre aux Chimères fait preuve de quelque chose, c’est bien de modernité. Le film se base, entre autres, sur deux événements. Le premier eut lieu en 1925, lorsque Floyd Collins, un spéléologue, se retrouva bloqué dans une cavité, et dont le sauvetage fut un des événements les plus médiatisés de l’entre-deux guerres. Le second se déroula en 1949, lorsqu’une petite fille tomba dans un puits abandonné, et dont le sauvetage fut suivi sur place par des milliers de personnes. Les deux opérations de sauvetages furent un échec.
Billy Wilder reprend des composantes des deux événements pour son Gouffre aux Chimères. L’action se déroule du point de vue de Chuck Tatum, personnage principal de l’histoire, un journaliste prétentieux, égoïste et machiavélique issu des principaux journaux des grandes villes américaines, et catapulté aux fins fonds du Nouveau-Mexique. A l’image même du journaliste exécrable tel que l’on se le représente, il joue à la fois le rôle du héros et du grand méchant. Kirk Douglas livre ici une superbe prestation, le spectateur ne sachant jamais sur quel pied danser avec ce personnage qui fait preuve d’une ambiguïté fluctuant avec le comportement imprévisible de ce personnage complexe et central dans cette vaste machinerie médiatique.
Car le film se base principalement sur la manipulation de l’information et la quête du buzz à tout prix, un phénomène que l’on aurait tendance à associer au XXIe siècle, mais qui était déjà bien présent à l’époque. D’un côté, le journaliste cherche le scoop, à créer une histoire et à l’alimenter. De l’autre, la population veut la primeur, s’abreuver de cette histoire qui rythme son quotidien et lui donne une raison de s’exprimer et de consommer. Wilder inscrit son film dans une volonté de dénoncer les travers du journalisme, passant d’un relais de l’information à une industrie répondant à des logiques plus économiques qu’éthiques. Mais, dans un sens plus large, c’est l’explosion du consumérisme que le réalisateur souligne dans Le Gouffre aux Chimères. C’est toute une réaction en chaîne qui met en avant un mécanisme à l’image du travail en chaîne en usine. Un événement se produit, le journaliste en prend connaissance et se sert de cet événement pour le médiatiser, ce qui attire les foules qui favorisent cette médiatisation, et le développement d’une économie locale, ainsi qu’une véritable agitation politique.
Le Gouffre aux Chimères est précurseur dans la mise en avant de l’économie du buzz et, à travers le prisme de ce journalisme sensationnel, il montre les dérives d’une société de consommation où l’humain montre ses instincts les plus primaux et se retrouve dépourvu de tout sens éthique. Trouvant écho dans des films plus récents tels que le très bon Night Call avec Jake Gyllenhaal, le film de Billy Wilder est un exemple de maîtrise de bout en bout. Savamment écrit, superbement mis en scène par Wilder, magnifiquement joué par Kirk Douglas, c’est un film qui allie parfaitement les qualités des films de l’époque, avec une thématique d’actualité, ainsi qu’un point de vue très moderne sur notre société. Un film que je ne manque pas de citer en tant qu’exemple et que je ne peux qu’encourager à découvrir.