Existe-t-il un autre réalisateur, toutes époques confondues, présentant des signes de bipolarité cinématographique aussi prononcés que ceux qui émanent de la filmographie de Billy Wilder ? D'un côté, les comédies sophistiquées : Some Like It Hot, The Major and the Minor (Uniformes et Jupon court), Kiss Me, Stupid, etc. De l'autre, les films noirs radicaux : Sunset Boulevard, Double Indemnity (Assurance sur la mort), etc. La dichotomie ne s'étend pas de manière exhaustive à l'ensemble de ses films, mais ces deux composantes restent suffisamment proéminentes pour en faire une œuvre très atypique. Ace in the Hole (Le Gouffre aux chimères) appartient en tous cas très nettement à la seconde catégorie, et nous embarque dans un voyage au Nouveau-Mexique aux côtés de Charles Tatum, un journaliste relativement étranger au concept de probité. Kirk Douglas, toujours aussi impressionnant de constance quel que soit le genre et l'époque, est au centre d'un portrait de la société du spectacle (longtemps avant que la dénomination ne soit formalisée) incroyablement visionnaire.
La description du personnage de Tatum est ébauchée en seulement quelques traits, mais ils sont largement suffisants : on apprend qu'il a été licencié de plusieurs journaux américains renommés en dépit de son grand talent (c'est ainsi qu'il se voit en tous cas), suite à diverses histoires d'alcool, de femme, et d'éthique. Son sourire semi-carnassier parle de lui-même, c'est un homme sûr de lui qui ne prend que très peu de risques — comme son patron, il porte d'ailleurs ceinture ET bretelles. C'est ainsi qu'il débarque dans un trou paumé des États-Unis, non loin de la frontière mexicaine, un coin où la chasse au crotale constitue la principale activité des habitants et la principale matière première du journal local. Heureusement pour lui, Léo, un mineur indien, aura la bonne idée de se retrouver coincé au fond d'une galerie effondrée : une occasion en or, car comme il le répètera, "Bad news sells best". Difficile de le contredire. C'est le carré d'as au fond du trou à l'origine du titre original, et les chimères au fond du gouffre dans sa traduction française. De ce fait divers a priori anodin et inoffensif, Tatum batira un empire médiatique monumental sur lequel il règnera sans partage. Au "We're all in the same boat!" que lui lancera un ancien confrère à son arrivée sur les lieux, il lui répondra un cinglant "I'm in the boat. You're in the water. Now let's see how you can swim."
Kirk Douglas s'en donne à cœur joie dans le rôle de ce journaliste mégalomane. Le Gouffre aux chimères détaille avec une précision presque sadique (on oublie régulièrement qu'un homme est en train de crever au fond d'un trou) comment Tatum manipule l'ensemble des intervenants locaux, de la femme de la victime (réplique ultime : "I don't go to church. Kneeling bags my nylons.") jusqu'au shérif, afin de s'arroger une exclusivité absolue sur l'événement. Il manipule les politiciens en les faisant entrer dans un cirque médiatique dont ils sauront tirer un grand profit (financier pour l'un, électoral pour l'autre) dans un joli concerto de magouilles, il flirte avec la femme du mineur (en lui assurant que l'accident aura des répercussions intéressantes sur son commerce) tout en fraternisant avec ce dernier lors de ses captations d'informations régulières. Toute la litanie de la presse à scandale est déjà là, avec la photo voyeuriste et sordide en première page ou encore les détails croustillants qui auront tôt fait d'intriguer les badauds passant par là avant de s'étendre à très grande échelle. La curiosité malsaine ne connaît aucune limite, et l'hypocrisie de Tatum atteindra des sommets de perfidie lorsqu'il persuadera les secours d'adopter la méthode de sauvetage la plus lente tout en assurant à Léo que tout est fait pour le sortir de son désespoir au plus vite.
Au milieu de cet océan d'obscénité et de cupidité agrémentées de corruption, quelques îlots satiriques subsistent : c'est notamment le cas de l'immense panneau situé à l'entrée du site de la grotte, affichant la mention "Free" au tout début de l'histoire avant de voir son tarif augmenter vers 25 cents, 50 cents et 1 dollar à mesure que la popularité de l'événement croît, pour in fine se transformer en une petite pancarte indiquant de manière ironique que l'argent récolté alimentera un fonds de soutien pour la mission de secours de Léo. Mais l'apogée de cette trajectoire fulgurante, au sens propre comme au sens figuré, c'est bien sûr lorsque Kirk Douglas, du haut de la montagne, s'adresse à la foule immense de curieux amassés par milliers devant la grotte de la bien-nommée "montagne des sept vautours". C'est en sa qualité de demi-dieu sur Terre qu'il leur annonce la fin tragique de l'histoire, avant que toute la populace ne s'éclipse en un clin d'œil, une fois la source tarie. La critique n'épargne donc pas le public : derrière l'audience, il y a bien des auditeurs, et si les médias arborent régulièrement leurs costumes d'abominables monstres, les vautours affluent en masse pour dépecer la charogne (https://www.youtube.com/watch?v=feNQK5hE5B4, âmes sensibles s'abstenir).
L'ultime partie du film prend une dimension un peu théâtrale en prolongeant le déchaînement de Tatum jusqu'à son anéantissement, entre un épuisement absolu et une blessure non-soignée, en s'effondrant aux pieds de son patron. La conséquence d'un revirement soudain, in extremis, à demi-rédempteur, comme s'il avait fini par contracter une petite part d'humanité au contact de Léo que son système ne tolérait pas. Wilder termine ainsi son pamphlet sur une note emphatique (et très peu empathique) quelque peu dommageable, même si elle n'entache en rien la parabole d'une cruauté et d'une noirceur implacables. La férocité de la charge et la lucidité du constat restent intactes près de 70 ans plus tard.
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