Un an après son Boulevard du crépuscule, le talentueux Billy Wilder réalise une nouvelle charge acerbe contre les travers de l’évolution fulgurante de la société américaine. Dans Le Gouffre aux chimères, Wilder dévoile les prémices d’un journalisme d’information continue sans concessions.
Arrogant, manipulateur et égoïste, l’éloquent Charles «Chuck» Tatum a de l’ambition à revendre. Après avoir été licencié à de nombreuses reprises, Chuck se retrouve reporter dans un petit journal d’Albuquerque. Envoyé couvrir une chasse aux serpents, l’occasion de briller se présente enfin à lui. Sur le chemin, dans un patelin dénommé Escadero, un homme vient d’être enseveli par un éboulement sous une montagne qui abrita autrefois un village indien. Comprenant qu’il tient son scoop, Chuck décide de rester, écrit un premier article et retarde l’organisation des secours. Peu à peu, des badauds affluent et l’histoire passionne des milliers de lecteurs. Chuck jubile. Et pendant ce temps-là, Leo, l’homme bloqué sous les éboulis agonise.
Le Gouffre aux chimères fut le premier film produit par Billy Wilder. Il travailla pour l’occasion avec un scénariste novice en la matière, Walter Newman. Newman s’inspira pour son histoire de deux faits divers. D’une part par le Prix Pulitzer remporté en 1926 par William Miller pour son reportage sur le sauvetage raté d’un homme piégé dans une grotte par un éboulement. D’autre part par la mort tragique d’une fillette tombée dans un puits et autour duquel un attroupement de centaines de personnes se forma pour suivre l’évolution des évènements.
De nombreux points dérangeants sont habilement mis en scène par le réalisateur. Il y a d’abord cette terrible connivence entre Chuck et la femme de Leo, Lorette. Après avoir rapidement compris que leurs intérêts personnels convergent au détriment de ceux de Leo, le binôme pactise afin de faire durer le plus longtemps possible les opérations de secours. Il y a ensuite le voyeurisme malsain de cette foule agglutinée aux abords de la montagne où le pauvre Leo est coincé. Cet aspect est certainement en partie responsable de l’important échec commercial du film. S’attaquer aux travers d’Hollywood n’a en effet pas le même impact sur le spectateur que lorsque l’on s’attaque aux travers dudit spectateur.
Œuvre sombre et cynique, ce film visionnaire est remarquablement porté par le charismatique Kirk Douglas et la fougueuse Jan Sterling. Bafouant l’éthique de la profession représentée par son placide patron, Chuck ne cherche qu’à produire ce que le lecteur veut lire en créant du sensationnel macabre à partir d’un simple fait divers. Ici, la fin justifie les moyens et on peut retenir cette phrase prononcée par l’immoral journaliste :
Les mauvaises nouvelles se vendent mieux, car les bonnes nouvelles ne sont pas des nouvelles.