Kiarostami est un réalisateur qui m’épate. Il arrive à bâtir des films à partir de « rien » ou de ce que l’on pourrait considérer comme « rien », comme de l’insignifiant. Et pourtant, généralement il arrive à me captiver littéralement. Avec Où est la maison de mon ami ? Il nous raconte l’histoire d’un enfant qui cherche la maison de son camarade de classe et ami à qui il doit rendre un cahier ; avec Le vent nous emportera c’est l’histoire de trois hommes venus de la ville (Téhéran) déambulant dans un petit village kurdes avec des intentions qui nous échappent ; avec Au travers des oliviers, c’est une équipe de cinéma qui s’installe dans un village pour tourner un film et c’est ainsi pour chacun de ses films : une intrigue ténue et pourtant qui nous accroche. L’intrigue sert de prétexte à nous faire découvrir diverses facettes de l’Iran, de ses habitants, de sa mentalité, de ses coutumes.

Assez souvent ses histoires se passent dans une voiture et Kiarostami nous ballade dans tous les sens du terme ! Il le fait avec Ten mettant en scène une femme chauffeur de taxi ; avec Et la vie continue c’est un road movie qui nous fait découvrir les villages d’Iran et la résilience de ses habitants après le tremblement de terre de 1990.

Ici, avec Le goût de la cerise, Kiarostami propose de nouveau une histoire qui tient sur une ligne : un homme cherche quelqu'un qui accepterait de faire pour lui un travail moyennant une forte somme d’argent. Cet homme, dont on sait simplement qu’il s’appelle Mr Badii, parcourt le pays en voiture à la recherche de celui qui acceptera de lui rendre ce service. Cette demande je ne la révélerai pas parce qu’il faut la recevoir dans toute sa brutalité pour éprouver ce que chaque homme interpellé par le personnage peut ressentir.

Cette demande va être posée à trois hommes différents de par leur activité et de par leur provenance. L'Iran est un pays qui brasse différentes ethnies. Le rythme avec lequel va se dérouler le questionnement est lent comme toujours, Kiarostami est sans pitié pour ses spectateurs, il n’abrège pas, il fait ressentir le temps qui s’écoule, ses films sont des films anti action! Ça ne peut pas convenir à tout le monde.

La première personne rencontrée est un jeune soldat kurde. Face à la demande qui reste allusive mais suffisamment explicite, ce soldat formé à manier les armes mais pas à faire face à ce type de demande s’enfuit apeuré.

Mr Badii s’adresse ensuite à un jeune séminariste musulman. Les deux hommes entrent en dialogue. D’un côté il y a l’homme et sa demande qu’il exprime cette fois-ci de façon tout à fait explicite et dont le langage est existentiel. Il ne veut pas de mots, il ne veut pas de sermons, il veut une aide précise et concrète. De l’autre le séminariste qui lui oppose la loi : ce qui est bien et ce qui est mal. Deux points de vue qui ne peuvent se rejoindre. C’est une impasse. Ce dialogue est assez surréaliste, il se déroule paisiblement, sur le ton de banalités échangées alors qu’il est d’une gravité totale.

Mr Badii continue alors sa quête à la recherche de celui qui acceptera de lui rendre le service dont il a besoin.

Le troisième homme rencontré accepte immédiatement. C'est un turc taxidermiste. Cet homme a beaucoup à dire sur le sujet auquel il se trouve confronté et il ne s’en prive pas. Il partage sa propre expérience. Contrairement aux deux autres, il est âgé, il a vécu, il a traversé à sa façon ce que l’homme a traversé, il trouve les mots. Mr Badii l’écoute attentivement parce que justement ce troisième homme a commencé par accepter sa demande. L’homme parle et parle encore. Le plus souvent on ne le voit pas mais on entend sa voix résonner et on voit seulement cette voiture qui roule à travers les routes de terre et ses méandres. La somptuosité de la campagne dorée iranienne contraste avec la noirceur du sujet.

Tandis que la voiture roule, le discours de l’homme fait son chemin dans l’esprit de Mr Badii. Cette voix est paisible, c’est la voix d’un sage dont les mots ont du poids. Ce sont des paroles et non du verbiage. Elles sont nées de l’expérience de la vie et ce sont des paroles qui s’habillent de poésie. Cet homme a affronté la peur de la jeunesse (celle du soldat), il a dépassé la pression de la loi, de la morale (celle qui pèse sur le séminariste), il a consenti à la vie et désormais il peut parler la langue de la vie.

Les dialogues se déroulent paisiblement. Mr Badii est très posé quand il fait sa demande. Il l’a mûrie et il l’assume. Mais après son dialogue avec le 3e homme qui lui a donné son consentement, il devient agité, sa respiration est saccadée, signe que les paroles du vieil homme ont porté et l’ont rejoint.

Ce qui touche particulièrement dans cette histoire, c’est qu’au delà de la demande précise que fait Mr Badii, il y a une quête de relation, la recherche d’un lien qu’il cherche à établir entre lui, son acte et un autre que lui-même pour l’accompagner dans sa décision. Car finalement, ce qu’il demande n’est pas « nécessaire » en soi, il peut s’en passer. Mais justement non, sa demande signifie que la relation est essentielle pour lui et par là il exprime son désir de vie. Et c'est avec ce troisième homme que la relation qu'il recherche va se nouer.

Avec ce film, Kiarostami, empêcheur de tourner en rond dans son pays, aborde un sujet tabou et interdit en Iran sans prendre parti. Ce n’est pas son but. Il parle simplement de ce dont on n’a pas le droit de parler. Il le fait avec justesse et de façon percutante.

Cette histoire simple m’est allée droit au cœur !

- Alors je te vois demain à 6 heures ou plutôt … Tu me vois demain à 6h.
- Si Dieu le veut, tu me verras toi aussi.
abscondita
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleurs road movies, Les meilleurs films de 1997, Les meilleurs films iraniens, Les meilleurs films d'Abbas Kiarostami et CONTES et LEGENDES MODERNES

Créée

le 21 août 2023

Critique lue 51 fois

8 j'aime

5 commentaires

abscondita

Écrit par

Critique lue 51 fois

8
5

D'autres avis sur Le Goût de la cerise

Le Goût de la cerise
Jambalaya
9

Recherche Fossoyeur Désespérement...

Deux sonorités, une palme et sa réputation m’ont amené à m’intéresser au Goût De La Cerise. Sonorité du titre d’abord, étonnante et détonante invitation au plaisir des sens et au bonheur des vacances...

le 3 juin 2014

44 j'aime

3

Le Goût de la cerise
BrunePlatine
7

Conte persan

Un homme dans sa voiture sillonne une ville ocre, sèche et poussiéreuse, quelque part en Iran. Son regard scrute les passants, en quête de quelqu'un ou de quelque chose. Parfois, il prend un...

le 17 avr. 2016

25 j'aime

10

Le Goût de la cerise
EricDebarnot
8

Noirceur d'inspiration...

"Le Goût de la Cerise", universellement encensé et pourtant bien plus difficile que les autres œuvres de Kiarostami, constitue une formidable rupture dans le travail de ce dernier, qui réinvente...

le 20 avr. 2015

12 j'aime

Du même critique

La Leçon de piano
abscondita
3

Histoire d'un chantage sexuel ...

J’ai du mal à comprendre comment ce film peut être si bien noté et a pu recevoir autant de récompenses ! C’est assez rare, mais dans ce cas précis je me trouve décalée par rapport à la majorité...

le 12 janv. 2021

66 j'aime

22

Le Comte de Monte-Cristo
abscondita
9

"Je suis le bras armé de la sourde et aveugle fatalité"

Le Comte de Monte Cristo est une histoire intemporelle et universelle qui traverse les âges sans rien perdre de sa force. Cette histoire d’Alexandre Dumas a déjà été portée plusieurs fois à l'écran...

le 30 juin 2024

56 j'aime

14

Blade Runner
abscondita
10

« Time to die »

Blade Runner, c’est d’abord un chef d’œuvre visuel renforcé par l’accompagnement musical mélancolique du regretté Vangelis, les sons lancinants et les moments de pur silence. C’est une œuvre qui se...

le 15 janv. 2024

34 j'aime

19