Difficile de ne pas aborder "Le Goût du saké" autrement qu'en tant que "dernier film de"... Et à ce titre, le dernier plan montrant Chishû Ryû seul chez lui, après avoir fait le tour de sa maison que sa fille vient de quitter, est un immense déchirement.
On peut retrouver dans ce film de nombreuses thématiques abordées dans "Voyage à Tokyo" (et propres à Ozu, plus généralement), la trame principale pouvant quant à elle rappeler celle de "Printemps tardif" (1949) : l'histoire d'un père veuf qui réalise à regret que sa fille est en âge de se marier et qu'il va devoir s'en séparer pour ne pas la faire souffrir voire mourir à petit feu. La mélancolie du délitement des rapports familiaux, la destruction d'une époque en arrière-plan de l'avènement de la suivante, et toujours ces sourires discrets qui esquissent l'espace d'un instant un soupçon de bonheur presque factice, que le vieux Ryû sait si bien véhiculer... C'est sidérant. La critique en filigrane des comportements mécaniques de la quasi totalité des personnages m'a beaucoup plus frappé ici, accolé à un regard doux mais perspicace sur le Japon des années 50/60, les restes de la guerre et de l'ancien ennemi américain et l'occidentalisation des vies ("est-ce que les Américains mangeraient tous des ramens si on avait gagné ?", en substance).
La couleur (c'est mon premier Ozu de ce type) apporte un décalage assez drôle par moments, rappelant l'esthétique art déco à la Tati, avec des récipients de couleurs bigarrées et pop sur la table. Mais la couleur est aussi utilisée de manière plus naturelle, et vient cette fois-ci renforcer la rigueur extrême de la composition de chaque plan (la rue rougeoyante en arrière-plan du gris des costumes des hommes assis dans un bar), de toutes ces lignes horizontales et verticales qui enserrent toujours plus les personnages dans différents cadres. Cet aspect-là renforce sans doute encore plus la tristesse du propos. Et, l'air de rien, au gré d'une discussion lambda, on avoue quelque chose de fondamental, une révélation sans pareil teintée de désillusion, mais le tout se fait entre deux bouchées ou deux gorgées de saké, suivi d'un "c'est bon ?", imperturbable, comme si de rien n'était. Il y a aussi une forme de dignité au féminin qui ressort du personnage de la fille de Ryû que je n'avais jusqu'à présent jamais ressentie chez Ozu.
Au final, ce film représente la quintessence d'un style, celui de l'écriture purement allusive, comme un art de la litote cinématographique. On ne dit presque rien, et pourtant on dit presque tout, avec une folle intensité, sur l'éclatement de la cellule familiale, l'inexorabilité de la vieillesse, le poids de la solitude, l’inéluctabilité de l'évolution (bonne et/ou mauvaise) des sociétés, et en ligne de mire, la séparation de ses enfants comme le dernier acte de l'éducation.
[AB #157]