Du Goût du saké, il faut surtout retenir trois choses. Déjà, c'est le film d'Ozu où les personnages boivent le plus. Il y a de l'alcool (et du placement de produit pour une célèbre marque de bière japonaise) dans quasiment chaque scène, c'est sidérant, et ça en fait sans doute le film le plus intime d'Ozu, malheureusement grand consommateur d'alcool en tout genre. En japonais, le titre du film signifie quelque chose comme "Le goût du poisson-couteau d'automne", poisson de luxe qui fait l'objet d'une scène poignante. La version française du titre reflète mieux, en tout cas quantitativement, les denrées ingurgitées tout au long du film.
Ensuite, le film est sans doute le plus abouti chez Ozu du point de vue esthétique, au moins pour ce qui est de ses films en couleur. Derrière les apparences d'un décor réaliste et sans folie, on perçoit une cohérence de couleurs ahurissante, à la fois au sein de chaque scène mais aussi entre elles. Il y a plusieurs teintes principales : une sorte de vert-gris propre aux environnements tristes, comme le restaurant de l'ancien professeur ou les costumes de salariés ; une sorte de brun-beige mélancolique propre aux restaurants, bars et à la maison de la famille principale ; du rouge flashy et du bleu sombre dans les rues nocturnes remplies d'échoppes et de bars, promesses élusives d'échapper à la tristesse et à la mélancolie du réel.
C'est enfin l'un de ses films les plus poignants, surtout quand on le replace dans la filmographie complète d'Ozu. Le Goût du saké est son dernier film, il sort un mois avant son décès causé par un cancer. Il y reprend une de ses thématiques favorites : le mariage des filles, comme dans Printemps tardif ou Fin d'automne, avec des parallèles évidents et une nostalgie toujours assumée. Le rôle principal est incarné par son acteur favori, Chishû Ryû, présent dans la presque totalité de ses films sur 40 ans. Mais c'est son premier rôle dramatique de premier plan chez Ozu depuis Crépuscule à Tokyo, six ans auparavant. C'est presque réconfortant de se dire que c'est cet acteur-là, qui l'a suivi depuis des décennies et qui a sans doute le mieux joué les émotions que voulait transmettre Ozu, qui clôt magistralement sa filmographie. Comme toujours chez ce réalisateur, le scénario paraît lisse : un père qui ne voulait pas marier sa fille de peur de se retrouver seul finit par lui chercher frénétiquement un époux potentiel de peur de gâcher la vie de sa fille. Tout au long du film et de ses histoires annexes (les blagues des amis du père, le mariage bancal mais attendrissant de son fils, le remariage d'un des amis du père avec une femme plus jeune, la rencontre du père avec une femme ressemblant à feu son épouse), le père comprend que quoi qu'il arrive, il finira triste, avec ou sans sa fille. Ces émotions presque imperceptibles pendant le déroulement de l'histoire finissent par exploser pendant et après le mariage de la fille. Comme dans Printemps tardif, le père se retrouve seul, chez lui, la nuit, attablé, plus loin déjà de la caméra, et s'affale misérablement.
La dernière scène du dernier film d'Ozu est l'une des plus réussies de tout son cinéma. Ce simple constat est un véritable résumé de ce qu'il a certainement voulu transmettre avec l'ensemble de son œuvre : la mélancolie est inéluctable. J'éprouve une joie difficile à exprimer devant ce dernier film et devant cette dernière scène, si réussis et reflétant son œuvre si admirablement. Sa filmographie n'aurait pas pu connaître de meilleure fin. Ma tristesse est pourtant immense de ne pas pouvoir voir d'autres films de ce génie, ces merveilles qu'il aurait pu réaliser s'il avait écouté les conseils du fils à son père dans l'avant-dernière scène, tout aussi poignante : désormais, il faut moins boire. Mais seul le Goût du saké restera sur notre langue.