[Spoils multiples]
Vous voyez ce cliché cinématographique de la nourriture filmée en gros plan pour provoquer le dégoût à partir d’un élément pourtant banal ? Kiro Russo lui donne un sens nouveau et en fait le point d'inflexion qui amène son film à la conclusion.
Toute la première partie du film (environ 1h15 sur 1h25) montre le travail qui tue – ou plutôt : le capitalisme qui tue. C’est un film très dur qui détaille à la manière d’un documentaire comment le système économique peut amener un homme à mourir du travail : l’exode rurale, l’arrivée en ville, la débrouille, la maladie, et finalement la mort. La mort, il faut prendre le temps d’en parler : quand on a l’impression de regarder un documentaire, voir les instants où l’âme du personnage principal quitte son corps allongé sur un lit de mort est choquant. Le gros plan sur le visage verdâtre du cadavre, la gueule béante, est horrible. Pourtant ce n’est pas un film misérabiliste (et encore moins du poverty porn, le réalisateur s’en défend!). Il y a quelques scènes heureuses : des partages de repas, une virée au bar, et puis cette scène de danse onirique au marché (une merveille!). Surtout, il y a toujours en filigrane l’entraide et l’amitié.
En parallèle, Max l’ermite (et dans une moindre mesure Mama Pancha) apporte un contrepoint à la domination hégémonique du capitalisme que subissent les personnages principaux. Difficile de trouver une meilleure allégorie du « vivre dans les failles du capitalisme » (Anna Tsing) ! Il représente une possibilité un peu foireuse de survivre « malgré tout », malgré le capitalisme, malgré la ville. En marge socialement et géographiquement, il représente une connexion à la nature résiduelle, présente tout au long du film comme décor de la destruction des hommes. Est-il heureux ? En tout cas il donne du bonheur, sans doute.
Et donc cette inflexion. Juste après le choc de la mort, on repasse dans l'imaginaire, presque à la manière d'un spot publicitaire. D'abord une réminiscence du travail, du capitalisme, avec des images d’un convoyeur à bande qui donnent à voir l’industrie d’extraction qui a provoqué l’empoisonnement d’Elder. Puis le point de bascule : la viande, c’est la chair du travailleur, et le hachoir, c’est le capitalisme. Le dégoût est dirigé vers la source du mal. Et on remonte aux racines du mal : on enchaîne avec les images du marché, de beaux fruits, une musique entraînante, mais juste après, toujours sur la même musique : les échanges d’argent entre commerçantes et clientes. Tout le monde participe à ce vaste système. Et finalement la superposition stroboscopique de tout : la production, la ville, le marché, la mort, le capitalisme.
Le dégoût de la viande n’est donc pas le dégoût de la chair. Il est le dégoût du capitalisme, de la consommation qui repose entièrement sur l’exploitation, et en dernière analyse sur la mort.
En dernière analyse, le capitalisme c’est la mort.
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Quelques notes rajoutées au fur et à mesure des échanges de la salle avec le réalisateur :
- Il promet que son film n’a pas de message mais se veut plutôt une description poétique.
- Il prends le soin de distinguer les travailleurs (« nous tous ») de ceux qui sont montrés dans le film, tout en bas de l’échelle, qui « portent le système avec leur corps », avec leur vie.
- Son film est un hommage au cinéma soviétique et au montage dialectique, et le montage final un hommage à Vertov et au Ciné-Oeil.
- Le grand mouvement, c’est celui vers la ville, celui des personnages, celui des engins, et le mouvement du cinéma.
- Sur son intérêt pour à filmer ses personnages : « Qui est l’autre ? L’autre c’est tout ».
A noter aussi un travail très formel sur le l’image (argentique à très gros grain) et le son (son très précis et spatialisé : voir notamment la scène de Max face au grand arbre).