La fin d’un monde
Avant d’être un film, Le Guépard est l’unique roman d’un extravagant écrivain. Giuseppe Tomasi, 11e prince de Lampedusa et 12e duc de Palma, et le dernier mâle d’une famille que des biographes...
le 16 mars 2020
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Le Guépard est une oeuvre qui s'admire souvent de loin, dont on connait la réputation, celle d'un classique pour les cinéphiles, d'un pilier du cinéma, notamment auréolé de succès et lauréat de la Palme d'Or en 1963. Un peu comme le Prince Salina, c'est cette entité charismatique et respectée, mais que l'on ne peut facilement approcher, sauf au moment opportun. Se plonger dans ce récit de trois heures sur la fin de l'aristocratie italienne consiste à se faire la promesse de visiter un monument. J'en ressors, et j'en ai le souffle coupé.
Il y en a eu, des films-fleuve qui nous vont vivre de longues et puissantes épopées historiques, qu'il s'agisse de la Guerre de Sécession avec La Naissance d'une Nation (1915) ou Autant en emporte le vent (1939), des dynasties familiales comme dans Le Parrain (1972), ou encore l'histoire d'un groupe d'amis dans Il était une fois en Amérique (1984). Quatre films de très grande qualité, et Le Guépard, racontant l'histoire d'une famille faisant face à la fin de l'aristocratie dans l'Italie du milieu du XIXe siècle, ne fait pas exception. Il y a énormément à dire sur le film de Luchino Visconti, qui parvient, comme très peu de ses pairs, à atteindre la perfection autant sur la forme que sur le fond. C'est le témoignage d'un riche aristocrate qui doit faire face au Risorgimento (la réunification de l'Italie avec la proclamation du Royaume d'Italie en 1861 et l'unification finale en 1870), et observant les profonds bouleversements sociaux qui opèrent à cette période charnière située entre deux époques très différentes.
L'aristocratie, dominante et installée depuis des siècles, doit s'adapter à l'émergence d'une nouvelle classe bourgeoise, à la fin d'un ordre établi depuis bien longtemps, et s'effacer petit à petit. Le Prince Fabrizio Corbera de Salina, pur aristocrate, mais surtout pragmatique et conscient de la situation, est au carrefour de tous ces changements, et il est notre compagnon de route dans ce voyage à travers le temps. Si la fierté d'appartenir à une dynastie prestigieuse ne lui est pas étrangère, comme en témoigne le faste du manoir et les nombreux portraits qui arborent les murs, il se sait dans le devoir de renoncer à son statut et à laisser la place à la jeune génération, comprenant qu'il ne pourra ni jouir des privilèges de ses aïeux, ni s'impliquer activement au sein du nouvel ordre qui se dessine. La sublime réalisation de Luchino Visconti accompagne le flamboyant Burt Lancaster dans une ambiance crépusculaire et nostalgique, rendant hommage à la beauté des paysages italiens, faisant le deuil du faste de ces grands manoirs, et faisant voguer le spectateur à travers une galerie de tableaux tous plus somptueux les uns que les autres.
Car l'objectif de Luchino Visconti, en adaptant le roman éponyme de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, n'est pas d'enterrer l'aristocratie et de faire l'apologie de la révolution. Il s'agit davantage de faire la part des choses, d'exposer un pan crucial de l'histoire italienne, d'exprimer l'inéluctable mouvement des choses, le remplacement de l'ancien par le nouveau, mais aussi d'alerter sur le fait que le nouveau n'est pas nécessairement meilleur. Bien qu'acceptant la situation, le Prince Salina l'exprime d'ailleurs dans une phrase tout à fait évocatrice : "Nous fûmes les Guépards, les Lions ceux qui nous remplaceront seront les chacals et des hyènes... Et tous, Guépards, chacals et moutons, nous continuerons à nous considérer comme le sel de la Terre." Ces chacals et ces hyènes trouvent d'ailleurs leur incarnation dans les personnages de Tancrède (Alain Delon) et d'Angelica (Claudia Cardinale), entre le bellâtre qui sert une révolution pour ensuite se mettre dans les rangs du nouvel ordre, et la jeune effrontée, sensuelle et capricieuse.
Le Guépard montre la capacité d'un homme à renoncer, tout en exposant son regard nostalgique sur le passé, bienveillant sur le présent, et vigilant sur le futur. On peut y voir, dans la destruction de l'ancien ordre établi, et la construction d'un nouveau, l'opportunité pour des personnes indignes de confiance, de devenir influentes, et, même, plus loin, on voit presque se profiler le spectre de la Première Guerre Mondiale.
Nombreux déjà sont les écrits sur cet immense film qui, pendant trois heures, nous fait vivre cette histoire prenante et émouvante dont on ne décroche un instant le regard, lequel n'a de cesse d'être captivé par la présence solaire de Burt Lancaster, qui livre ici une incroyable prestation, portant tout le film sur ses épaules. Personnage charismatique, émouvant et attachant, il nous impressionne et nous touche, dans un film à l'esthétique sublime, tant dans les décors intérieurs qu'extérieurs, au sens de la mise en scène impressionnant, qui multiplie les discours sur le passé et le futur avec beaucoup de justesse et de finesse d'écriture. Le Guépard est incontestablement un superbe film, en trois mots, un chef d'oeuvre.
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Créée
le 2 févr. 2018
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