Avant d’être un film, Le Guépard est l’unique roman d’un extravagant écrivain. Giuseppe Tomasi, 11e prince de Lampedusa et 12e duc de Palma, et le dernier mâle d’une famille que des biographes obséquieux font remonter à l’empereur Titus, mais dont la présence est attestée à Sienne, au Moyen Âge, puis en Campanie. Au XVIe siècle un Tomasi migre en Sicile. En 1637, les jumeaux Carlo et Giulio fondent la ville de Palma di Montechiaro. Carlo en sera le duc, avant de devenir prêtre. En 1667, ils sont créés princes de Lampedusa, petite île montagneuse proche de la Tunisie. Les Tomasi sont pieux. Giulio est surnommé le « duc-saint ». Son fils, le cardinal théologien Giuseppe, sera canonisé en 1987 ; sa fille, Isabella, religieuse, a été béatifiée par Pie VI.


Le Guépard raconte l’agonie d’une caste, l’antique haute noblesse sicilienne. Son héros, le prince Salina, assiste, impuissant, à la réunification italienne : Garibaldi chasse les Bourbon. Son neveu, le fougueux et ambitieux Tancrède Falconeri, se rallie aux révolutionnaires. Pis, à court d’argent, il délaisse sa cousine, pour épouser la richissime fille du maire, un plébéien, fils d’un métayer. La famille est outrée, Salina laisse faire. Falconeri lance la fameuse formule « si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. » Salina est confiant. Si ses aïeux ont servi, successivement, les Normands, les Hohenstaufen, les Angevins, les Aragonais et les Bourbons, ils survivront aux Savoie.


Salina se fourvoie. Jadis la fortune était terrienne. Il n’était de richesse que de terres et de paysans. Les Salina possèdent quelques palais, mais tirent leur opulence des milliers d’hectares de terres plus ou moins fertiles, et ce depuis des siècles. Or les temps changent. L’Europe s’industrialise, pas la Sicile. Bientôt ses terres ne vaudront plus rien. Les nouveaux pouvoirs seront, à l’image du maire, politiques et affairistes...


Ses yeux se déssilleront. Salina sera le dernier des seigneurs : ses filles mourront célibataires, son fils lui survivra, mais, ruiné, vivra bourgeoisement. Avec lui, disparaissent ses valeurs, le bon goût, la courtoisie et cette liberté souveraine que procurent une fortune immémoriale et la haute naissance. Il conclura, fataliste : « Nous fûmes les guépards, les lions ; ceux qui nous remplaceront seront les chacals et des hyènes... »


Qui pouvait mieux porter à l’écran la nostalgie désabusée du vieux félin et ces dialogues admirablement ciselés que Luchino Visconti ? Le fils cadet du duc Visconti de Modrone. Plus illustres que les Tomasi, les Visconti régnèrent deux siècles sur Milan.


Visconti hésita à accepter à confier son rôle principal à un colosse américain. Burt Lancaster aimait l’Europe et parlait italien depuis la guerre et un séjour en Sicile. Or, Lancaster incarne un extraordinaire et aristocratique mâle alpha, régnant pleinement sur son clan. En jeune fille promise au plus bel avenir, Claudia Cardinale est ravissante. Alain Delon excelle dans le dynamique, charmeur et peu scrupuleux arriviste, son personnage favori, mais peine à jouer le grand seigneur.


La reconstitution est parfaite : la nature est intacte, les costumes, décors et mobiliers sont d’époque. Elle trouve son apothéose dans l’interminable séquence du bal, qui nécessita quarante nuits de tournage. Visconti parvient à mettre de somptueuses images sur la prose de Lampedusa : « La salle de bal était toute d'or : lisse sur les corniches, tarabiscoté aux chambranles, damasquiné clair presque argenté sur des teintes moins claires sur les portes et sur les volets qui fermaient les fenêtres et les annulaient conférant ainsi au décor une orgueilleuse signification d'écrin qui excluait toute référence à l'extérieur indigne. Ce n'était pas la dorure voyante qu'étalent aujourd'hui les décorateurs, mais un or usé, aussi pâle que les cheveux de certaines fillettes du Nord, s'attachant à cacher sa valeur sous une pudeur désormais perdue de matière précieuse pour montrer sa beauté et faire oublier son prix ; çà et là sur les panneaux des nœuds de fleurs rococo. »


Qu’il danse une dernière fois. Tout va disparaître... La caméra s’attarde sur l’envers du décor, la petitesse des invités et les pots de chambre des guépards et chacals, tous unis dans la trivialité.... Dernier de sa race, Salina mourra seul.


« Il voulait ramasser petit à petit hors de l'immense tas de cendres du passif les paillettes d'or des moments heureux. »

Créée

le 16 mars 2020

Critique lue 3.1K fois

75 j'aime

12 commentaires

Step de Boisse

Écrit par

Critique lue 3.1K fois

75
12

D'autres avis sur Le Guépard

Le Guépard
SBoisse
10

La fin d’un monde

Avant d’être un film, Le Guépard est l’unique roman d’un extravagant écrivain. Giuseppe Tomasi, 11e prince de Lampedusa et 12e duc de Palma, et le dernier mâle d’une famille que des biographes...

le 16 mars 2020

75 j'aime

12

Le Guépard
DjeeVanCleef
9

Gare au bal, dis !

J'avais envie de jacter de "Apocalypto" de Gibson et je me suis dis non, dis deux ou trois mots sur "Le Guépard" d'abord, ça parle de la même chose : du monde qui bascule. Quand on me parle de cinéma...

le 27 oct. 2013

61 j'aime

13

Le Guépard
Docteur_Jivago
9

À cheval entre deux mondes

Quelle claque ! À peine remis de La Dolce Vita de Fellini, voilà Visconti qui me met face à Le Guépard, oeuvre d'une immense richesse, défiant l'épreuve du temps et s'approchant de la perfection,...

le 14 sept. 2015

60 j'aime

17

Du même critique

Gran Torino
SBoisse
10

Ma vie avec Clint

Clint est octogénaire. Je suis Clint depuis 1976. Ne souriez pas, notre langue, dont les puristes vantent l’inestimable précision, peut prêter à confusion. Je ne prétends pas être Clint, mais...

le 14 oct. 2016

126 j'aime

31

Mon voisin Totoro
SBoisse
10

Ame d’enfant et gros câlins

Je dois à Hayao Miyazaki mon passage à l’âge adulte. Il était temps, j’avais 35 ans. Ne vous méprenez pas, j’étais marié, père de famille et autonome financièrement. Seulement, ma vision du monde...

le 20 nov. 2017

123 j'aime

12