Dans les Cahiers du cinéma, Jean-Philippe Tessé, s'interroge sur la différence qu'il y a entre Le Havre et Amélie Poulain, pour aussitôt déclarer : « Bien peu en somme. » Et là, je m'étonne. Je m'étonne parce que j'ai vu le film mais immédiatement je m'interroge à mon tour. Lecteur assidu des Cahiers il n'y a encore pas si longtemps, sans doute, ayant lu, avant de voir, aurais-je adhéré au point de vue de M. Tessé. C'est que la limite entre détestation et amour est bien fine. Qu'est-ce qu'un bon film ? Peu ou prou, l'exercice critique consiste constamment à répondre à cette question, chacune des tentatives illustrant par un exemple le point de vue général (dans l'idéal) que l'on défend. Puisant dans mon expérience, mon vécu, mes connaissances, je ne suis jamais neuf devant un film mais essaie de constituer la trame d'une histoire dans laquelle il s'intègre. Avec plus ou moins de bonheur, la place que je lui trouve, le sens que je lui donne parviennent à convaincre ou à toucher. C'est que l'on est d'abord soi-même convaincu ou non par un film. Et selon, c'est telle histoire dont nous le doterons ou telle autre. Or si j'avais lu la critique des Cahiers du cinéma avant de voir le film, ma vision du film aurait été altérée par celle des Cahiers dans la mesure où la puissance tutélaire qu'ils exercent m'aurait contraint à envisager le film selon leur point de vue, et c'est à un autre réseau de résonnance que j'aurais fait appel. C'est que l'émotion même découle du point du vue et qu'en cela il n'est d'objectivité possible ; et alors je m'insurge (sans sérieux) contre l'équivalence faite entre Le Havre et Amélie Poulain.
Etonne d'abord dans Le Havre, avant même le semblant d'anachronisme, la nature du langage utilisé. On est vite détourné de Rohmer pour se rendre compte que l'usage en est similaire à la chanson dans la comédie musicale (d'ailleurs le film ne cherche-t-il pas le chant ? La solution ne vient-elle pas de la musique ?) : un procédé de distanciation. Là où, à grand renfort de filtres et de traitement postproduction, Jeunet sortait de son esprit le fantasme d'un Paris de rêve, non pas anachronique mais idéalisé, Kaurismäki cherche seulement à décaler la réalité du film du réel que nous vivons. Pour cela, il utilise une forme qui est un hommage aussi bien au cinéma français qu'à sa langue. C'est ainsi que sont convoqués tant Carné que Demy, tant Tati que Melville. Se révèle alors à l'image moins la nostalgie d'un regret vague (Amélie Poulain) que la puissance d'une comparaison. L'œuvre produite ainsi possède en elle-même un enthousiasme et une joie qui ne peuvent plus suffire à faire un bon film malgré qu'on en ait. La succession de miracles est aussi illusoires que la guérison d'Arletty. Le sujet appelait le mélodrame. Quelle force ne puise-t-il pas absolument dans la comédie ! Pour autant, le divertissement de surface, l'engouement que suscite la forme, masquent mal l'écho inquiétant que suscitent certaines images qui mettent en scène Jean-Pierre Léaud.
Avec beaucoup d'habileté, Kaurismäki, en deux scènes, la première où l'on voit la police avertie depuis un vieux téléphone à cadran et la seconde, où Jean-Pierre Léaud la prévient depuis son mobile, rabat sémantiquement deux époques de la France l'une sur l'autre, dans une continuité déconcertante. Il y a une histoire française de la discrimination, de la délation, de la chasse à l'homme. C'est à travers cette continuité, de manière souterraine, que le film de Kaurismäki trouve sa force politique et éveille l'inquiétude. Il ne s'agit pas de dire seulement que les lois actuelles sur l'immigration et les conséquences humaines qui en découlent sont rétrogrades et vichystes, il s'agit de montrer la coïncidence des gestes et des attitudes. A l'image d'Arletty la France est malade. Et si le finlandais rend ici un hommage vibrant à la culture française qu'il admire, sans doute est-ce pour mieux en rappeler le peuple à l'ordre, c'est-à-dire à l'insoumission.