Le Jardin zen
6.7
Le Jardin zen

Film de Naoko Ogigami (2023)

[Critique à lire après avoir vu le film]

Je pensais découvrir une nouvelle jeune réalisatrice japonaise ? J'apprends que Naoko Ogigami a déjà six longs métrages à son actif. Mais Le Jardin zen est son premier distribué en France. Bienvenue ! Car il nous donne envie d'en voir plus.

"Je trouve étouffant d'être une femme au Japon", a déclaré Naoko Ogigami, montrant là l'une des motivations à l'origine de son film. Yoriko Sudo est l'une de ces femmes du XXIème siècle : elle travaille, mais la fameuse "charge mentale" consistant à gérer la vie domestique continue à reposer sur elle. On la découvre dormant tête bêche avec son époux, sans doute pour l'entendre moins ronfler, mais cette attitude dit tout de leur proximité sensuelle très relative... Elle se lève, remonte les stores, part à son travail, simple caissière dans un supermarché. L'action se situe peu après la catastrophe de Fukushima : ce sont les infos qui nous l'apprendront, mais la cinéaste nous l'annonçait par une folle ruée des consommatrices sur les bouteilles d'eau - dénonciation au passage de la psychose que crée tout drame dans nos sociétés consuméristes. Le soir, son mari Taro rentre à la maison, se plante devant la télé, attend que le dîner soit prêt, s’occupe en allant arroser son luxuriant jardinet. Parallèlement, on constate que Yoriko doit s'occuper d'un vieillard qui a perdu toute autonomie. On comprendra qu'il s'agit de son beau-père. Il a un geste vers elle qu'elle repousse : le cœur de Yoriko est sec comme un jardin zen. Pire, alors qu'on vient de lui rappeler de ne pas utiliser l'eau du robinet, elle en verse dans la casserole destinée à lui préparer son riz gluant.

Cet incipit installe très bien le personnage de Yoriko : une femme insensible, qui ne veut pas qu'on la touche et qui est traversée de pulsions macabres. Sa vie va changer ce soir-là puisque son mari quitte la maison sans mot dire, sans rien emporter : il laisse juste couler l'eau du tuyau d'arrosage et sort dans la rue. Un geste dont le mystère sera conservé jusqu'au bout : a-t-il voulu quitter Tokyo possiblement irradié ? Mais alors, pourquoi ne pas avoir emmené femme et enfant ? Ou bien, comme le suggèrera son fils, a-t-il fui cette femme d'apparence douce mais froide comme la pierre ?

Peu importe au fond, car le sujet n'est pas Taro mais bien son épouse. Des années ont passé, on ne sait combien, Naoko Ogigami se gardant judicieusement de fixer précisément la narration. Une secte a réussi à prendre dans ses mailles cette femme ébranlée par la vie : elle célèbre "l"Eau de la Vie Verte". La gourou explique que toute action a des répercussions sur l'ensemble du monde, par les ondes qu'elle crée, comme une goutte d'eau provoque des cercles grandissants. Bienveillance et endoctrinement : il faut être bon en toute chose, et suivre à la lettre le mode d'emploi fixé par la gourou. La scène de distribution gratuite de repas est emblématique : l’œuvre de bienfaisance permet une générosité de surface.

Hors de toute contrariété, la recette fonctionne à merveille pour Yoriko. Il y a bien ce client malhonnête qui obtient toujours satisfaction en exigeant une réduction sur des produits qu'il a lui-même abîmés, ou ce chat de la voisine qui vient se poser sur le sable sacré du jardin zen. Mais Yoriko retrouve vite son calme intérieur, face à son autel ou en ratissant avec soin son bel espace minéral. Il n'y a pas que le jardin qui a changé, l'intérieur de la maison aussi : les rayonnages chargés de livres ont fait place à des rangées de bouteilles d'eau - que l'on devine acquises à prix fort.

Et puis voilà que le mari refait surface. Accueilli froidement bien sûr : elle l'accepte à sa table, mais sans se mettre face à lui, et lorsque son ex mari réclame de l'eau ce sera celle du robinet ! Impossible toutefois de le renvoyer dès lors qu'il annonce son cancer et sa fin prochaine. Saluons le mouvement de caméra à ce moment crucial : plutôt que de se rapprocher du couple étant donné l'intensité croissante du dialogue, Naoko Ogigami choisit de s'éloigner lentement. Une goutte d'eau vient de tomber, les cercles ne vont aller qu'en s'agrandissant. Cette allégorie, ici subtile, est globalement un brin appuyée tout au long du film : gros plans d'une goutte qui tombe ou protagonistes dans un lac nimbés d'ondes concentriques, Naoko Ogigami y va un peu trop au stabylo. L'un des rares reproches qu'on adressera à la réalisatrice.

Le mari introduit donc une tension dans la vie de Yoriko. Comment va-t-elle la gérer ? Elle commence par se taire, intériorisant son stress. On observe chacun de ses petits gestes énervés, dès que l’ordonnancement de son chez-elle est un tant soit peu bouleversé : le positionnement des chaussures à l’entrée est à cet égard symptomatique de sa maniaquerie. La voilà fébrile, oppressée, au point de recourir à la bouteille de whisky planquée sous l'évier (que son mari, à force de chercher, finira par découvrir) avant qu'un petit flacon "miracle" cédé (vendu à prix d'or plutôt ?) par sa gourou ne prenne le relais.

Deux influences contradictoires vont agir sur elle.

Sa gourou lui enjoint de surmonter sa répugnance, pour faire grandir son âme. Surtout ne pas se venger de celui qui l'abandonna brutalement car "qui se venge doit préparer deux tombes" - les sectes aiment ce type d'aphorisme d'apparence profonde.

L'autre influence, c'est Mizuki, la femme de ménage du supermarché avec qui Yoriko sympathise : l'ayant trouvé en nage, Mizuki évoque spontanément la ménopause, sujet probablement assez tabou au Japon comme il l'est en France. Elle lui recommande de faire de l'exercice pour atténuer les symptômes de ce bouleversement hormonal, qui survient conjointement à celui causé par le retour de son mari. Et quel sport ? La natation, c'est-à-dire la reprise du contact avec l'eau.

L'eau ici symbolise la vie. Le principe du jardin zen, nous rappelle le film, est de suggérer l'eau sans y avoir recours. D'où les vagues sur le gravier qu'il faut modeler avec soin, autour des îles représentées par les rochers. Car l'eau doit être à l'intérieur de chacun. Ce langage ésotérique ne touche guère la pragmatique Mizuki : son mari s'est comporté comme un salaud, il a le culot de revenir, elle ne doit pas réprimer ses sentiments négatifs - et elle est tout à fait en droit de se venger. Mizuki porte un discours féministe, en substance "c'est toujours comme ça avec les hommes, dès qu'on est gentilles avec eux ils en profitent". A ces mots, tous les hommes quittent le sauna ! Quelques touches humoristiques émaillent ainsi le film, lui conférant une légèreté appréciable.

Voilà Yoriko prise entre deux injonctions contradictoires. Un jour elle s'empare de la brosse à dents de Taro et la souille sournoisement en nettoyant le lavabo, à moins qu’elle ne fantasme des sévices qu’elle lui fait subir : une boule de méditation se mue, mentalement, en arme pour se débarrasser de l'encombrant bonhomme. Mais le lendemain elle accepte de payer le coûteux traitement qui, peut-être, le sauvera du cancer. Car c'est bien pour cette raison que son mari est revenu : se sachant héritier de son père défunt, il vient réclamer l'argent. Mais la précautionneuse Yoriko avait fait signer un testament au mourant (au Japon, on peut déshériter totalement ainsi son fils ? impossible en France...). C'est bien Yoriko qui a pris le pouvoir, comme expliquera à Taro un SDF, usant de la métaphore de la mante religieuse. Taro est lâche, sans-gêne et médiocre, mais il n'est pas que négatif : il ne l'a pas quitté pour une autre femme ("je ne plais pas aux femmes"), est lucide sur l'embrigadement de Yoriko et on le verra s'excuser, rendre hommage à son épouse peu avant de mourir, défendre aussi sa belle-fille lorsque Yoriko l’accueille avec trop de froideur.

Car bru il y a, c'est le deuxième cataclysme pour notre héroïne. Etrange jeune femme qui parle et comprend ce qu'on lui dit tout en s'exprimant en langue des signes. Plus âgée de 6 ans que son fils Takuya, ce qui aggrave son cas - même si elle ne fait pas du tout ses 32 ans. Surtout, Takuya prétend l'accueillir dans son lit au sein du foyer : voilà qui est insoutenable pour la très frigide Yoriko. Sa répulsion vis-à-vis des hommes sera confirmée à chaque fois que son mari aura un geste vers elle, notamment à l'hôpital où il tente audacieusement d'effleurer son sein. Yoriko le repousse sèchement, lui lançant "tu es bien son fils" - allusion à une possible tentative déplacée de la part de son beau-père ?

Sur la génération actuelle, Naoko Ogigami porte un regard plus optimiste : Takuya va à l'encontre des règles communes (être plus âgé que son épouse), tout en témoignant du respect pour son père sur qui il veillera comme on avait vu faire Yoriko avec son grand-père. Tout de même, le machisme a la vie dure : lorsqu'il part travailler, c'est à sa mère de faire visiter Tokyo à son amoureuse, alors que son père ne fait rien de ses journées ! Peut-être aussi y a-t-il là un fait culturel : au Japon, un homme ne promène pas une jeune femme ? La virée à la tour de Tokyo nous vaudra en tout cas quelques beaux plans dans cet espace concentrique, qui ajoutent à la métaphore de la goutte d'eau. (Petite pique au passage sur la manie des selfies des Japonaises.) Le côté trash de Yoriko s'exprime de nouveau lorsqu'elle lui demande, carrément, de quitter son fils. Mais, comprenant qu'elle risque de perdre Takuya, Yoriko a une autre idée : l'emmener dans sa secte. Car le prosélytisme est bien entendu au centre de ce phénomène que la cinéaste entend dénoncer.

La très endoctrinée Yoriko avait fait de même avec son mari puisque c'était une condition sine qua non pour financer son traitement (on appréciera l'humour de la scène d’administration du traitement à l’hôpital, nouvelle déclinaison de la goutte d'eau : à chaque fois qu'une goutte est envoyée dans les veines de son mari, Yoriko la chiffre en centaines de yen !). Voilà Taro contraint de faire bonne figure. Pourtant, ni les prières des adeptes ni le traitement onéreux ne sauveront le malade : sa fin lui est annoncée par une mante religieuse mâle apparu sur le rocher principal du jardin zen. Ce sera une délivrance pour Yoriko.

Mais il faut avant cela revenir sur un épisode important du film : l'appartement de Mizuki. Celle-ci ayant fait un malaise à la piscine, la voilà de mauvaise grâce à l'hôpital. Elle accepte que son amie aille chercher ses deux tortues, pour lesquelles elle s'inquiète. En pénétrant chez Mizuki, Yoriko a un choc : l'appartement est jonché de détritus, sur fond, bien sûr, d'une goutte d'eau fuyant régulièrement du robinet de l'évier. La scène est oppressante, on se croirait soudain dans Seven ! Mizuki expliquera que le choc du séisme de Fukushima engendra ce chaos chez elle, chaos qu'elle ne put jamais affronter. La malicieuse Mizuki cachait donc elle aussi un blocage psychologique. Yoriko pleure devant l'autel où figure une photo du fils de son amie. Quelque chose se fendille en elle. La larme annonce le retour de l'eau. Pour l'heure, elle remet en ordre l'appartement, aussi impeccable que son jardin zen.

C'est la mort de son mari qui va vraiment faire céder les digues. Lorsque Taro rend l'âme, Naoko Ogigami use quasiment d'un jump scare avec la plongée de Yuriko au fond de la piscine ! Deux employés des pompes funèbres viennent chercher le cercueil, tentant de le sortir du jardin zen sans marcher sur le sable. Ils tombent, le cercueil s'ouvre et Taro verse sur l'endroit sacré. Yoriko éclate de rire devant son fils interdit. Qui la quitte, lui enjoignant de renouer avec son ancien hobi, c'était quoi déjà ? Ah oui, le flamenco. D'où le très photogénique parapluie rouge vif sous lequel Yoriko s'abritait.

D'où aussi la bande son : car le film de Naoko Ogigami, aride comme le jardin zen, est dépouillé de toute musique illustrative, si ce n'est un jingle de percussions bien mystérieux - et d’autant mieux mis en valeur. Il annonçait le retour du flamenco pour Yoriko. Tout le film tendait à ce moment où la femme retrouve sa vitalité, représentée par la fameuse musique espagnole. Yoriko a laissé la pluie tomber sur elle, elle détruit les vagues du jardin zen, et danse. La pluie se déverse toujours sur elle alors que le ciel est devenu bleu azur. Superbe final.

Pas de musique inutile, guère non plus de ce que je nomme des marqueurs de banalité : scènes en boîte de nuit, personnages qui s’envoient des sms, dialogues dans l’habitacle d’une voiture, protagonistes qui clopent pour montrer qu’ils sont nerveux ou même sans raison. On déguste ce plaisir rare.

Le Jardin zen est de ces films longs en bouche, qui ne dévoilent toute leur saveur qu'avec un peu de recul. Les Japonais sont coutumiers du fait : qu'on pense à Hamaguchi, à Kurosawa (Kyoshi) ou à Kore-eda, pour ne citer que les récents. Ou à Kōji Fukada, dont le Love life a quelques accointances avec ce Jardin zen, à commencer par son actrice principale, Mariko Tsutsui, qui fait de nouveau merveille ici. Malgré quelques longueurs, peut-être, aux deux tiers du film, cet opus de Naoko Ogigami est une réussite éclatante. Gageons que la réalisatrice devrait obtenir enfin plus de visibilité chez nous. Est-ce parce qu’elle est une femme qu’elle n’a pas connu le succès de ses compatriotes sus-cités ? Pas facile d’être une femme au Japon, en effet. Mais les temps changent.

7,5

Jduvi
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