[Critique contenant des spoils]
Film mineur dans l’œuvre de Bergman sans doute, film intéressant tout de même. L’intrigue est ultra conventionnelle, Nième avatar de Mme Bovary : Karen Vergerus est une femme installée, grande maison bourgeoise, mari médecin, deux enfants (un garçon et une fille) et un chien dormant au pied d’un feu de cheminée pour parfaire le tableau. Les premières scènes où ils se promènent dans leur parc sont d’ailleurs filmées avec des fleurs en premier plan. Elle n’est pourtant pas heureuse. Elle en prend conscience lorsque (re)surgit David, qui lui avoue un coup de foudre à l’hôpital le jour où la mort de sa mère l’avait fait fondre en larmes. Karen est troublée par l’audace du prétendant, qui va combler un vide.
Comme toujours, pour le cinéphile, ce n’est pas ce qui est raconté qui importe mais la manière dont c’est raconté. Même en petite forme, Bergman est Bergman et nous livre quelques pépites.
Le travail sur les couleurs en premier lieu : Karen est toujours en rouge lorsqu’il s’agit de la passion qui monte en elle, en beige à la maison. On la verra dans ce même rouge vif jouant aux échecs avec son mari, ce qui suggère que ses pensées sont en fait avec David. Son mari, Andreas, lui déclare d’ailleurs qu’il vaut mieux arrêter la partie car « [elle] allait gagner ». Andreas sent bien que cette histoire lui échappe. Il essaie de se placer sur le terrain de l’amant, déshabillant lentement Karen face au miroir. Mais il n’y est pas, les manières de son rival ne sont pas du tout celles-là : on se souvient que David tenta de la déshabiller violemment dans une scène précédente. Karen comprend ce que son mari attend d’elle et s’exécute, s’agenouillant au bord du lit pour être prise en levrette, dans un hors champ audacieux. Andreas ne peut décidément jouer sur le même terrain que David : il est un mari tendre quoiqu’assez indifférent à son épouse, selon le cliché du mari absorbé par son travail. David, lui, est passionné, imprévisible, impulsif jusqu’à la puérilité, comme le lui déclarera Karen.
C’est donc en tant que figure radicalement opposée à celle de son mari que David attire Karen. Il l’emmène admirer les sculptures de bois d'une vieille église, dans une belle scène nimbée d’obscurité. En sortant, un énigmatique dessin, sorte de jeu de l'oie ou serpent qui se mord la queue, retient l’attention de Karen. On le retrouvera quand tout ira mal. David représente donc la part de mystère attirante qui fait défaut à la vie trop rangée de Karen. Mais les apparences sont trompeuses : la belle statue de la vierge était rongée de l’intérieur par des insectes ! Et David sera à son tour absorbé par son travail, abandonnant pour six mois la pauvre Karen bien accrochée.
Mais revenons à la rencontre charnelle, dans l’appartement lugubre de David, là aussi bien opposé à la maison Vergerus toujours inondée de soleil. Pour exprimer ce contraste, Bergman a même auparavant osé une scène dans laquelle il est bien difficile de le reconnaître : un joyeux petit déjeuner, sur une musique tonique et dansante ! Karen porte en elle une part sombre qui la porte vers le torturé David, encore traumatisé par la perte des siens lors de la Shoah. Pour le rendez-vous fatal, la jeune femme a longuement hésité face au miroir, dans une autre scène joyeuse, répondant à la première. Quoi ? De la légèreté chez Bergman ? Mais oui, presque de l’humour même, lorsque finalement Karen déclare à David qu’elle est désolée pour sa tenue médiocre et ses affreuses lunettes ! Les deux s’assoient sur le canapé, devant un bouquet de fleurs rouges, et Karen ose cette audacieuse proposition : « Allons-nous enlever nos vêtements et voir ce qui se passe ? » Mais la jeune femme est si mal à l’aise qu’elle tient à le mettre en garde contre son inexpérience, le poids qu’elle a pris suite à ses accouchements, etc. Bergman se permet même une allusion à la déception féminine avec cette demande de Karen, en substance : « ne vous occupez pas de me faire plaisir, surtout ». Autrement dit, stressée comme je suis, peu de chance que j’aie un orgasme ! Un tue l’amour pour David, qui ne va pas pouvoir ! Voilà qui change des clichés sur les amants, pour le coup. Ou plutôt pour l’absence de coup. Coup qui aura finalement lieu, sans plus d’épanouissement pour Karen. Un bruit lancinant de scie électrique accompagne la scène. On le retrouvera lorsque Karen visitera l’appartement qu’a déserté David, abandonnant même négligemment ses lettres. Un coup de poignard pour la jeune femme, qui songera à mettre fin à ses jours. Pour compléter ce que l’on peut dire sur le son, mentionnons aussi le papier journal rageusement froissé par David lors d’une de leurs altercations orageuses.
Le film ne nous montrera jamais Karen satisfaite sexuellement. A la merci de tous les caprices de l’impulsif David, frappée même pour la première fois par un homme, Karen s’accroche pourtant désespérément à cette liaison. Elle l’investit à l’encontre de toute logique – et le choix du très peu sexy Elliott Gould face à la belle Bibi Andersson concourt à ce paradoxe. Comme si elle voulait croire à tout prix à cette histoire en forme de planche de salut. Plus habitée par l’idée d’être amoureuse que par l’amant finalement. Elle n’écoute pas le signe que lui adresse la vie : ce premier chagrin d’amour de son ado de fille. Comme bien des femmes de roman, Karen est entière, elle ira chercher David à Londres, quitte à sacrifier son foyer et son aisance matérielle. Là, elle rencontre l'austère sœur de David (?), et cette conversation la convaincra d’abandonner cette fois. Elle retrouvera malgré tout David dans une serre, retour du motif des fleurs du début (on en voyait aussi à l’hôpital). Mais il est trop tard : bien que Karen aime toujours David, elle ne cèdera pas à ses supplications.
C’est là qu’est, de très loin, le moins bon dans Le lien : ces dialogues passionnés (celui de Karen puis celui de David) sur le mode « je croyais que je pouvais vivre sans toi mais c’est impossible, je pense à toi tout le temps », etc. Très cliché et trop long. D’autant plus surprenant que le reste de la relation adultère ne l’est pas du tout, cliché, comme on l’a dit. Dans ces scènes, Bergman verse dans le pathos et se met soudain à ennuyer.
Pour le reste, on retrouve le style Bergman, notamment la façon de filmer les visages, en gros plan, pour en capter toutes les émotions. Bibi Andersson – dont j’ai lu qu’elle faisait penser à Cécile de France ? pour moi ce fut plutôt Miou Miou – fait merveille. L’amoureuse de Bergman à la ville est bien l’héroïne de ce Lien, pour notre plus grand plaisir. On en ressent tous les bobos intimes.
7,5