Le Livre de la jungle
7.3
Le Livre de la jungle

Long-métrage d'animation de Wolfgang Reitherman (1967)

Parmi ces films d'animation d'un autre temps, montrés à toute une génération de bambins enthousiastes, Le Livre de la Jungle ne semble pas toujours engendrer les souvenirs les plus euphoriques et s'égare souvent dans les mémoires, effacé derrière quelqu'autre poids lourd de l'animation apparemment plus marquant.
Pourquoi me suis je souvent demandé... pourquoi les discussions d'aujourd'hui sur ces oeuvres animées d'hier renient-elles si souvent ce Livre de la Jungle, le cantonnant tout au plus au bon souvenir d'une chanson à la morale si simple et immuable : "Il en faut peu pour être heureux" ?
A cette question, je pense maintenant pouvoir répondre, le temps aidant, et le revisionnage de l'oeuvre avec mon regard un brin plus adulte me susurrant doucement à l'oreille "Dis, tu trouves pas qu'il est un peu triste ce film ? Qu'il a comme un écho de douce mélancolie ?". Et j'approuve ce murmure inconscient. Le Livre de la Jungle est un film d'une profonde mélancolie presque lancinante, qui m'étonnera chaque fois un peu plus de par son concours dans cette oeuvre d'une extrême beauté.


Comme je le reprécise souvent quand je m'adonne à cette activité tant affectionnée : parler d'animation, je n'ai pas été bercé par la culture Disney. Je m'y suis intéressé plus tard, vers 17 ans, m'y plongeant de moi même dans un désir avide de découverte et d'amour du dessin, visionnant un peu honteusement en cachette ces VHS avant de retrouver mes potes le weekend pour lancer quelques bon films d'horreur avec un entrain non dissimulé. Je trouvais en l'animation un art d'exception, histoire mouvante d'une sensibilité effarante se déliant sous nos yeux dans une calligraphie sublime.
Le Livre de la Jungle était une exception. Le premier film que j'ai vu au cinéma, c'est peut être bien le seul Disney qui m'a suivi toute mon enfance et c'est avec cette note d’amère mélancolie tout juste éprouvée et cet ancrage dans un terreau infantile volontairement écarté d'un revers de patte que je repoussais avec hargne l'envie de revoir ce film d'un oeil plus mature. Et puis est venu le jour où, le noeud dans la gorge et l'esprit empreint de quelques effiloches de morosité, j'ai fini par insérer cette VHS dans mon lecteur pour revoir ce film au bout de quelques années. Je devais avoir alors 18 ans. (on s'en tamponne)


Magistrale claque, succulent coup de poing dans l'estomac. Merde, quelle merveille. Je vais là entrer, je l'espère brièvement, dans une phase essayant d'expliquer en quoi Le Livre de le Jungle est unique dans le paysage cinématographique, et en quoi son ambiance comme sa réalisation font de lui une oeuvre d'art à part entière.


Dès les premières scènes, j'ai été dans une ambivalence émotionnelle tout aussi dérangeante qu'émouvante. Mon esprit de gosse glapissait à chaque plan et intonation de voix, chaque apparition de personnages et décors esquissés l'euphorie d'un gamin devant des images qui bougent, alors que mes yeux d'adulte restaient bluffés devant cette technique, époustouflés par ce travail graphique d'une exception sans pareille. Et au bout de quelques minutes, yeux de gosse et regard adulte ont tout envoyé valdinguer pour se réunir dans un total émerveillement devant ces dessins vivants.


Comment expliquer l'identité graphique si propre à ce film, dénotant clairement sur la surface d'un monde d'animation d'une technicité irréprochable si aboutie. Le Livre de la Jungle est... presque brouillon. Il EST brouillon. Exceptionnellement brouillon. Le Livre de la Jungle est magnifiquement sale, superbement raturé comme inachevé de façon sublime, culminant vers un art de l'esquisse inégalé, ébauché avec une maestria défiant tout ce qui s'est jamais fait à l'écran dans ce genre de production. Toute la "magie" de ce film se trouve dans cet art de l'animation qui jamais n'a été si bien montrée, si justement amenée, dans un crépitement d'étincelles crayonnées, d'épis graphiques griffés, balafrés d'une vivacité frénétique d'une main empressée, tracé à la hâte comme dans une fiévreuse poussée de génie improbable.


Walt Disney est alors à la fin de sa vie, et ces crayonnés salis, instables et bouillonnant d'une souillure frénétique, sont comme l'image d'un homme désireux de laisser une dernière emprunte sur son empire qu'il ne peut que regarder glisser entre ses doigts affaiblis, le léger sourire aux lèvres devant la réalisation de ses plus grands rêves maintenant assurés, oublieux un instant de son royaume pour livrer au monde qu'il quitte son ultime oeuvre dans la hâte et l'exaltation, Maître enfiévré d'un obscure amour, dévoré d'une ultime passion, il crache sur le papier les derniers éclats d'une émotion effilochée, délaissant tout soucis de finition pointilleux pour lâcher les vannes d'une inspiration que trop contenue dans une véritable symphonie picturale.


L'écriture d'une partition de vie.


Et à ses côtés, ce sont des hommes à ce jour inégalés, réels dieux du mouvement qui avant de repartir avec cet étrange génie qui hantait leur doigts, griffent une dernière fois le papier et balafrent l'écran de leur griffes crayonnées. Parmi eux, Milt Kahl, l'illustre père de Pan-Pan, s’autoproclamant Frankenstein d'un jour, homme d'une irréelle sensibilité, oeuvrant d'une main fébrile dans une dernière lueur de monstrueuse virtuosité pour créer Shere Khan et lui donner vie.


Et Shere Khan prend vie.


Pas d'image là dedans, pas d'excès de parole, pas d'abus de langage symptôme d'une euphorique perte momentané de toute pensée quelque peu rationnelle, écrasée par ma lancée admirative. Non. Shere Khan prend réellement vie dans ce dessin animé. Milt Kahl le griffonne, le gribouille, il le balafre et le raye, il le taillade sur le papier comme un sculpteur sur bois s'acharne sur sa pièce au ciseau déchaîné, il lui découpe une gueule, lui grave une posture, lui sculpte une dégaine langoureuse et décharnée de quelques éraflures graphiques dans un délié d'une mortelle souplesse, balance ses hanches anguleuses et la pointe de ses épaules taillées à la serpe et dans sa langoureuse démarche soudain se traçant, Shere Khan drague dans son sillage toute l'Histoire du félidé, traînant avec lui, dans son pas chuintant, l'âme du prédateur, l'aura de la chasse de son insidieuse et fluide démarche tant délicieuse qu'inquiétante, tant effroyable que terriblement fascinante.
Et c'est dans un éclat magnifique que Shere Khan exprime tout ça à l'écran, qu'il explose de cette succulente brutalité animale, savoureux et fatal art de la prédation.


Dans les films d'animation de cette époque, il y avait souvent une scène qui se détachait du reste. Une scène qui dénotait avec le reste du film dans un léger choc bien souvent inaperçu d'oubli de tout excès anthropomorphique. Alors que ces animaux parlant chantent et blablatent pour mener l'intrigue à bien, voilà qu'un bout d'instant vient montrer en quelques minutes tout au plus la sensibilité artistique et bien au delà, sensibilité tout court des gars dissimulés derrière leurs crayons. Dans Bambi, il y avait le combat magnifique entre Bambi et Ronno, son rival mâle prétendant à Féline. Un combat déchaîné, d'une haute nervosité et d'une hardiesse explosive culminant à une séquence en clair obscure d'à peine 2 minutes purement exceptionnelle. Dans Le Livre de la Jungle, c'est en à peine 40 secondes que l'oeil vif et l'avide sensibilité de ces mains endiablées d'une fiévreuse boulimie de ressenti se révèlent, au bout d'environ 45 minutes de film, lors de la première apparition de Shere Khan.
Cette très brève séquence (que tout le monde a déjà pour sûr oubliée) mériterait à elle seule d'être étudiée, regardée encore et encore, savourée, exposée, montrée, et tout l'bordel. Cette séquence explosant à la surface de ce film animé comme une bulle de savon aussi discrète et brève qu'ahurissante de perfection, est l'image même de cette merveille de sensibilité ici écorchée dans une incroyable égratignure d'une exceptionnelle maîtrise déchirée.

On y voit Shere Khan en pleine partie de chasse, se glissant d'une démarche sinueuse et fluide entre les hautes herbes et sous les branches tortueuses, caméléon rayé de grâce et de beauté dans de monde strié d'un verticale verdâtre, trame illusoire mouvante d'une ombre silencieuse, dessin vivant en marche vers son funeste et hypnotique dessein. Le tigre coule et ondule, s'insinue sur le papier comme une inexorable coulure d'encre, roulant et serpentant entre rochers et végétation comme dans les obturations d'un papier bosselé, ses yeux fixes, points noir aussi vides que palpitants d'un désir aussi cruel qu'il est naturel et bestial, avance doucement d'une patte de velours inaudible sous les cuivres l'accompagnant d'un hymne funèbre. Il se couche et guette sa proie, une biche, l'observant d'un oeil fixe et déterminé, ses muscles se contractant dans l'apprêt de l'action, ses pattes se raidissent, son cou se crispe, et ses épaules roulent... putain...ses épaules roulent.. je crois que c'est ce simple détail qui m'avait totalement scotché. Ses épaule roulent, une à une, en rythme, léger compte à rebours avant la mortelle sentence... Toute personne ayant un chat chez soi l'a déjà vu faire ça, que ce soit devant une souris ou une pelote de laine, mais qui aurait pensé à le retranscrire sur un bout de papier pour faire vivre un dessin ? Les épaules qui roulent... putain.
Cette séquence, vue aujourd'hui, détonne littéralement sur l'ensemble comme le poids d'une perception d'exception, d'un ressenti engrangé, éprouvé et diffusé, éjecté, régurgité sur le papier. Crachat grandiose d'une étincelle de vie palpitant d'une insaisissable émotion et d'une implacable véracité dans un crépitement d’indispensables et uniques détails.


Dans ces décors d'une beauté rare, Baloo danse d'une pesante et ondulante souplesse et Bagheera délie de toute sa grâce sa souple échine sur les branches noueuses. Kaa écrit sa propre histoire dans ses déliés tant hypnotiques qu'improbables et le Colonel Hathi, impose son droit à sa souveraineté pachyderme dans une prestance inégalée, aussi rapidement griffonnée que lourdement encrée. Le Roi Louis chante sa mélancolie, éructant avec ses paroles lancinantes d'envie toute la pesante âme de douce tristesse qui plane sur ces couleurs et ces croquis vivants et Shere Khan apparaît dans un ultime éclat d'un génie d'animation à jamais inégalé. Sur ce paysage orageux de souillure boueuse, ancienne scène d'un théâtre coloré, sous les restes d'une timide pluie à l'arrière gout de morosité, les vautours chantent leur complainte éreintée aux teintes ironiques sur ce monde dévasté et quelque peu délaissé, attendant son avenir incertain. Mowgli tourne un dernier regard vers ses compagnons d'hier, et s'arrache à l'enfance pour partir vers demain. Walt Disney a fini son oeuvre, il laisse place à la relève et tire sa révérence dans une étincelle griffée sur un bout de papier qui a connu et donné tant de vies. Un ultime Requiem frôlant de la griffe la perfection dans son arrière gout d'inachevé.


De dos, ours et panthère s'en retournent vers ce monde verdoyant avec un sourire retrouvé après un lourd et magnifique "boarf", parce qu'après tout, il en faut peu pour être heureux. Parole d'ours.

Créée

le 18 mars 2013

Modifiée

le 19 mars 2013

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zombiraptor

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