Souhaitez-vous vivre une vie normale ?
Le film est très drôle, très léger, on n'est pas du tout dans la tragédie grecque façon "Casino" ou "Les Affranchis", on est au contraire presque dans du Tex Avery, voire du Chaplin dans certaines séquences déjà mythiques, et ça pourra peut-être décevoir ceux qui s'attendent à avoir un film sombre, dramatique et 1er degré. Et pourtant, et c'est là où c'est fort, c'est qu'il laisse une vraie impression de malaise, et de noirceur terrifiante.
Quelque part le film raconte quand même grosso modo qu'être intègre, honnête, et sérieux (l'agent du FBI est montré comme un fonctionnaire, sans aucun effet de glamour, on le voit juste trier des classeurs), ça te mène à une vie de merde. Et qu'être une grosse merde arriviste, égoïste, qui dépouille les gens te donne une vie de ouf, excessive, et jouissive à souhait, et qu'à la fin tu peux même t'en tirer à bon compte et capitaliser là-dessus.
C'est même assez terrible ce plan final avec tous ces anonymes prêts à boire les paroles du monstre qui renaît de ses cendres après avoir été mis à terre, comme si l'Amérique recyclait en permanence ses propres démons. On rejoint là d'ailleurs un peu le vrai faux happy-end de taxi driver, ou des affranchis. Le mal est fait, et il est déjà trop tard, le cancer s'est généralisé.
Et pourtant le traitement du film est cartoonesque, malgré le format mastodonte (3 heures bon sang!), il ne souffre pas des écueils qui plombent régulièrement les autres Scorsese (et dont les plus récents, notamment "Aviator") : à savoir une certaine tendance à la lourdeur, à la surstylisation un peu pataude des névroses des personnages. Ici c'est beaucoup plus efficace, car les meilleurs séquences du film sont filmées avec beaucoup de tact et de finesse, voire même de sobriété (malgré la connerie congénitale des situations en elles-mêmes), sans rien perdre du délire. Et c'est tout bonnement trippant et hilarant comme pas permis.
Et ce qui est très intéressant, c'est que l'ensemble peut donner une impression d'hystérie généralisée et complètement survitaminée, et donc potentiellement insupportable, mais ça marche très bien, grâce à un vrai sens de la mesure et de la variation, accalmies, énervements, montées en puissance, bad trip, rechute... Même au niveau du montage son, c'est extrêmement bien géré, avec des explosions sonores, et des moments plus calmes où les personnages sont presque en train de chuchoter. On a là une mise en scène d'une audace folle, et un film techniquement bluffant, ainsi qu'une vraie sensation de maîtrise totale du rythme (notamment en installant toutes les scènes sur la durée et en prenant bien le temps de les poser).
Le montage est génial, et rien n'est gratuit, tout est toujours au service du propos du film (je repense notamment à ce flash back énormissime où l'on revoit le trajet de la bagnole de façon objective, et non sous le prisme déformant de la drogue la plus terrifiante de tous les temps).
Les dialogues tous plus absurdes les uns que les autres sont absolument merveilleux et inoubliables, c'est un pur régal (le passage sur les nains est à se pisser dessus, ainsi que celui sur le mariage entre cousins et que faire en cas d'enfant attardé)... On est à mi-chemin entre du Oliver Stone (on pense forcément beaucoup à Scarface) pour l'extrême vulgarité, et du Tarantino pour les digressions improbables. Et surtout ils sont portés par des comédiens à la fois en roue libre, et en maîtrise!
Ils sont tous formidables, des plus petits seconds rôles qui font mouche à chaque apparition, aux têtes d'affiche qui se lâchent comme jamais.
Léo tient le rôle de sa vie (il n'est jamais meilleur que lorsqu'il tient des rôles de bouffon), le gourou, le dirigeant d'une secte de fidèles tous à ses pieds, le gardien de zoo, qui se lance dans des one-man show démentiels sur l'estrade du gigantesque bureau des traders, micro en main.
McConaughey, le type a la carrière la plus improbable de tous les temps, qui passe du statut de quidam fade en vedette de romcoms insignifiantes, à celui du nouveau Brando/Newman en enchaînant les prestations et les rôles hallucinants et hallucinés. Dès qu'il apparaît à l'écran, on ne remarque plus que lui.
Jonah Hill le gros lourd débectant, tout en dents et en regard vide qui atteint ici des sommets de génie et de grossièreté.
Même la femme du héros renvoie la Sharon Stone de casino aux oubliettes dans une séquence sidérante de demande de divorce (dans ce qui est pourtant sensé être une séquence type vue et revue, mais en l'occurrence complètement réinventée et scotchante d'intensité et de malaise, et de maestria!).
Bref je pourrai continuer encore longtemps, mentionner la BO dantesque, Spike Jonze en guest, le côté fellinien et orgiaque qui ose tout et qui n'a jamais peur du vulgaire et du mauvais goût (et qui irritera bon nombre de spectateurs), mais ça serait vous gâcher le plaisir de la découverte de cette claque monumentale.
Et puis le truc absolument dingue dont je me remets pas, c'est que Scorsese est capable de t'enchaîner un hugo cabret tout gentil et tout mignon, avec un film de gros tarés qui sniffent des rails de coke dans la raie des fesses d'une pute. Rock n'roll !