Aube d’orée
Revigorante rupture que celle opérée par Ryusuke Hamaguchi : après des films volontiers verbeux et littéraires, explorant les complexes oscillations des rapports humains et amoureux, Le Mal n’existe...
le 14 avr. 2024
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Difficile de mettre des mots sur le ressenti qu'évoque la singularité du film. Hamaguchi prend à contre courant ses précédents films qui laissaient la part au dialogue pour jouer sur plusieurs tableaux. Se dresse alors une œuvre étrange, pleine de mystères, où la discrétion de son protagoniste, rural, se heurte face à son opposant très bavard, citadin. De ce conflit va naître quelque chose de très mystique.
Le ton est facilement donné dès les premières minutes, avec ce très long plan sous les arbres, dressés comme des entités, avec une musique qu'Hamaguchi n'hésitera pas à couper de façon brutale à plusieurs reprises. Il y a clairement une façon très godardienne de l'utiliser : la musique n'est pas là pour diriger l'émotion du spectateur mais pour compléter le plan dans ce qu'il peut apporter à l'image. Ces ruptures avec lesquelles il s'amuse font passer de la fascination à l'effroi, du contemplatif lancinant au réel perturbant. Un peu comme si on pouvait se sentir berné par la musique en oubliant le fait que la nature, avant d'être magnifique, est aussi dangereuse et incompréhensible. Le titre évoque d'ailleurs cette thématique : dans la nature, le mal perçu par l'homme n'existe pas. Il n'y a pas de règles morales qui définissent les lois de la nature. Par conséquent, elle est aussi imprévisible. Et c'est comme ça que va se construire le film. En partant d'une intrigue assez banale sur un conflit entre des locaux et des entrepreneurs souhaitant créer un site de "glamping" (sorte de camping hôtel dans la forêt), le film berne en permanence le spectateur dans la manière dont il va faire avancer le récit. On pourrait croire d'abord à une œuvre ouvertement anticapitaliste, mais aussi à une oeuvre où on aborde ces conflits avec des rapports uniquement humains. Les deux choix pourraient donner un film somme toute assez banal. Mais Hamaguchi utilise cette intrigue pour davantage s'éloigner du concret et livrer des portraits très humains certes, mais qui sont comme fatalement incompatibles.
La ruralité n'est pas perçu comme idéale mais comme tragique. Takumi, le personnage principal, est quasi muet. Il n'a pas de travail attitré, mais s'occupe toute la journée du village en allant chercher l'eau potable, en coupant du wasabi sauvage, en tronçonnant et en coupant du bois pour chauffer le poêle. Tous ces gestes montrent la dureté du quotidien, mais prennent une forme mystique (notamment par l'utilisation du son qui provoque un écho sur les mouvements de hache par exemple) et définissent de façon très flou le portrait de Takumi. D'ailleurs, existe-t-il vraiment ? Sa présence fantomatique est d'autant plus mystérieuse de par son jeu très neutre, mais aussi de par sa drôle de réaction revenant à plusieurs reprises quand il se rend compte qu'il oublie d'aller chercher sa fille. Après une espèce de douleur à l'arrière de la tête, il se dépêche d'aller la récupérer mais la retrouve dans la forêt après un mystérieux plan travelling qui fait disparaître Takumi et le fait réapparaitre avec sa fille sur le dos. Toutes ces transitions, qui défient le temps et l'espace, mettent en avant ce mystère qui s'épaissit sur cette famille rurale. Comme si elle n'existait pas vraiment. La sensation de vivre hors de toute rationalité mais sous un ton tragique et fatal. Les citadins, quant à eux, vont avoir une vision de la forêt libératrice de leurs conditions. Ce sont d'ailleurs les seuls bénéficiant d'une longue séquence dialoguée, où ils mentionnent leurs passés et leurs souffrances personnelles. Il y a une vraie rupture là-dessus, sur la manière de filmer les conflits. La façon de les filmer est très différente aussi. La caméra prend toujours beaucoup de recul sur les citadins (dans la voiture, elle reste sur la banquette arrière, montre peu les visages) là où elle est bien plus face aux visages des villageois.
Cette tentative de réconciliation entre les citadins et les ruraux finit en eau de boudin, dans une fin qui vient accentuer davantage le mystère qui entoure tous ces personnages. Le film fait écho à son début, comme si un destin incontrôlable, propre à la nature, attendait les personnages peu importe où menait l'intrigue. Le film met en scène une sensation d'imprévisible, de sauvage et d'incompréhensible, et joue sur les formes narratives. La sensation face à a ce film relève vraiment de l'étrange mais la fascination prend le dessus sur la manière si brillante dont Hamaguchi met en scène son imagination : il n'y a pas de conclusion, pas de messages concrets, ce n'est pas l'objectif. Il y a quelque chose de sensoriel, propre à l'image, au montage, qui vient donner une perturbation au spectateur tout en le laissant vivre les émotions que lui véhiculent cette nature et les conflits internes que provoquent cette lutte humaine.
Finalement, la façon qu'il a de placer ses personnages dans l'espace et dans le plan peut aussi révéler une évidence qui transparaît dès le premier plan : la place de l'homme et de sa conscience, sa morale, son éthique, créent une incompatibilité avec la nature qui n'adopte aucune loi propre à celle de l'homme. Le film questionne ça dans ses plans : la présence fantomatique finit par se joindre aux mouvements et aux pas des biches et des cerfs, là où l'homme vivant, ne trouvera jamais sa place et ne pourra jamais la légitimer.
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le 11 avr. 2024
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