Jean-Luc Godard, tout comme François Truffaut, Eric Rohmer, Alain Resnais ou encore Claude Chabrol, s'inscrit dans le mouvement de la Nouvelle vague, notamment avec son premier film A bout de souffle, écrit par François Truffaut. Seulement, là où Truffaut au cours des années se sépara de plus en plus du mouvement pour rejoindre un cinéma plus conventionnel, croisant les genres qu'il critiquait auparavant des films historiques et à costumes (Les Deux Anglaises et le Continent, Le Dernier Métro), Godard lui, s'il s'est également séparé du courant, l'a surtout en quelque sorte prolongé, allant plus loin dans la révolution et l'innovation cinématographique avec des films comme Pierrot le Fou, One+One, puis plus tard Film Socialisme, Adieu au langage, etc.
Dans ce contexte, Le Mépris, sorti en 1963, est peut-être le film de transition, entre A bout de souffle et Le Livre d'Image: dès le début, avec un générique parlé et non écrit, la nature atypique du film s'annonce. Dès lors, soit l'on accroche et rentre dans le style moderne, même au-delà de la modernité, réellement unique, de l’œuvre de Godard, soit l'on est immédiatement repoussé par ce qui peut sembler pour certains un film prétentieux au possible. Aussi bateau que cela semble, il est important de le rappeler particulièrement ici: la sensibilité de chacun, la subjectivité, est une fonction importante de l'appréciation, tout d'abord de n'importe-quel film bien sûr, mais surtout donc du Mépris, un film jusqu’au-boutiste en tous points.
Dans mon cas, il s'agit d'un pur objet de fascination. Avec cette introduction, Godard montre une réelle volonté de bouleverser les codes établies, contrairement à d'autres réalisateurs encore une fois qui se contenteront d'une Nouvelle vague pas si nouvelle, une volonté de revenir à un cinéma plus visuel, le plan étant dénué de tout texte pour ne garder que la beauté de son image, et surtout de questionner ce cinéma. Durant tout le générique on aperçoit un tournage sur un rail de travelling, jusqu'à ce que l'on se rapproche de la caméra, dont l'objectif se tourne vers le spectateur. Le Mépris est alors un vaste contre-champ d'une heure et demie sur ce qu'il y a derrière la caméra, un film qui déconstruit l'art cinématographique, ne serait-ce que dans la scène suivante, brillante en ce sens qu'elle casse immédiatement nos attentes d'une scène romantique, dans une description déstructurée du corps de Bardot, joue de ses artifices et révèle sa place incertaine dans le monde. Et ce à travers plusieurs couches narratives.
Il y a l'histoire d'amour et de désamour entre Camille, Brigitte Bardot fascinante de dégoût et de sensualité à la fois, et Paul, ou un subtil Michel Piccoli en petit auteur parasité par des envies de grandeur, le scénario et tournage de «Odysseus», le film dans le film qui fait reflet à la réalité filmique, et enfin le film à part, sa construction, le cinéma mis en abyme. Le Mépris est alors une fiction tourbillonnante, perdant totalement le spectateur, dilatant le temps, notamment avec cette magnifique dispute centrale dans l'appartement qui s'étire dans une discussion absurde, révélant le génie des deux comédiens, comme toujours en retard l'un avec l'autre, ou en avance: deux univers qui se confrontent.
Ressort surtout de ce mélange narratif un constat: si l'Homme a crée ses dieux, de la même manière il les a détruits et a crée le cinéma. La fiction du Mépris est une tragédie tout aussi fausse que l'Odyssée d'Homère. On ne sait pourquoi Ulysse est parti, pour quitter Pénélope ou par devoir, on ne sait pourquoi il revient, et de la même manière on ne sait pourquoi Camille n'aime plus Paul. Un mépris soudain causé par ce pacte disgracieux avec l'industrie cinématographique? Une pensée sans raison? Une affaire avec le producteur américain? Rien n'est certain, et les hommes créent leurs propres tragédies, sans raison, absurdement, sans fatalité mécanique. L'Homme provoque sa propre tragédie, tout comme il les réalise, tel un cinéaste démiurge qui décide de son propre scénario. Car Le Mépris, plus qu'un film sur un couple qui se délie, est une discussion sur le cinéma, sur Paul, cet écrivain qui gravite autour du cinéma sans jamais réellement l'aborder, sur ce producteur américain, prétentieux, pervers, et qui envisage surtout le cinéma comme un terrain de jeu extrêmement lucratif, et sur Fritz Lang, le réalisateur, l'auteur par excellence.
Godard analyse alors un art et une industrie, une expression qui tient du divin par certains aspects mais qui est encadrée par de véritables prométhées modernes. Dans ce milieu corrompu, qui tourbillonne entre plusieurs ambitions, alors le film, la fiction de Godard, tient lieu d'alpha et d'omega, et devient, de manière assez prétentieuse certes, mais à la hauteur de sa prétention, la forme pure de cinéma, ou absolue plutôt dans un film où l'on ne fait que se demander, qu'est-ce que le cinéma?
Godard joue avec les couleurs, dilate le temps, ou au contraire accélère son montage, mélange les scènes, ou s'élance dans des séquences complètement onirique, comme dans ce grand moment d'érotisme, en raccord avec les sculptures antiques montrées, où il immortalise le corps de Bardot, dans un mélange d'admiration et de cynisme, préfigurant la phrase de Ferdinand «Pierrot» le Fou: «Il y a eu la civilisation athénienne, il y a eu la Renaissance, et maintenant il y a la civilisation du cul».
Godard, ainsi, innove, mais sans pour autant tomber dans une expérimentation incontrôlée. Au contraire, il fait preuve d'une grande maîtrise de sa caméra, magnifiant son métrage à l'aide d'un Cinemascope qui sert pareillement grands espaces, notamment les décors en Italie, et au contraire carcans, théâtre des folies des personnages qui se débattent inlassablement. L'appartement, de cette manière, domicile conjugal moderne, ponctuée d'antiquités en décalage, est filmé tel un dédale de pièces qui isolent, séparent ou confrontent les mariés, tout comme l'escalier de Capri, architecture absurde semblant sortir de nul part, met en scène jeux de pouvoir, encore une fois au sein du couple moderne, et de domination.
Ainsi, Le Mépris, par ses innovations et sa vision du couple moderne, ouvre la voie à Pierrot le Fou, le chef-d’œuvre de Godard, mais est également à lui seul un grand film, maîtrisé de bout en bout, et offrant si ce n'est une réponse, un petit éclaircissement sur cette question, «qu'est-ce que le cinéma?». Et bien «le cinéma substitue à notre regard un monde qui s'accorde à nos désirs.»