Palme d’or au Festival de Cannes en 1971, Le Messager de Losey ne fait pas partie des films réellement passés à la postérité, et c’est fort regrettable.
Récit rétrospectif, il revient sur une période dorée de l’enfance condensée en l’été de toutes les découvertes. Alors que le récit, fragmenté, permet à un présent maussade, pluvieux et mélancolique de refaire surface à intervalles irréguliers, les grands blocs de ce passé solaire prennent d’autant plus la saveur des instants perdus.
Le film combine deux thématiques principales : celle du récit initiatique et d’une réflexion lucide sur la lutte des classes. De la première, on retiendra l’habileté à suivre le point de vue d’un enfant qui a tout à découvrir : l’émerveillement de la vie de château, la souffrance discrète dans la façon dont sa mère le délaisse, et l’implication croissante qu’il va avoir dans le couple que forme une aristocrate avec le fermier des terres voisines. La fierté d’être associé à un secret se double d’une curiosité légitime sur ces terres obscures de l’amour : s’il l’on profite bien de son rôle de messager, agile et pouvant sans éveiller de soupçons passer d’un lieu à l’autre au gré de ballades supposément innocentes, on lui refusera pourtant davantage, notamment dans les questions qu’il se pose sur la sexualité. Cette position ambivalente de confident à qui on ne dévoilerait finalement pas grand-chose, à l’image de ces lettres closes qu’il transporte, permet une grande justesse dans le portrait de l’enfance : un regard avide, des questions légitimes, une véritable capacité de raisonnement, mais des portes closes face au monde des adultes qui se voit bien en peine d’expliquer ses injustices, ses hontes et ses manquements.
Car l’autre grand sujet est celui des relations entre les différentes couches sociales. A la faveur d’une saison de vacances qui permet certaines concessions illusoires, certains brassages peuvent avoir lieu. Le jeune protagoniste fait ainsi son entrée dans un monde traditionnellement fermé, et qui ne manquera pas de lui rappeler aux moments opportuns sa condition inférieure. La relation sadique et les combats « pour rire » avec le garçon de son âge symbolise bien ces rapports de force qui refusent de se révéler au grand jour, mais irriguent toutes les relations, qu’on verra à plus large échelle lors d’une partie de cricket avec les villageois du domaine. Cette survivance presque médiévale dans l’époque victorienne contamine tous les domaines, et la relation entre Marian et Ted ne peut évidemment en faire l’économie. Aux corsets du domaine répond l’affolement des corps dans la ferme (dans un traitement assez proche de L’Amant de Lady Chatterley), et les trajets d’un monde à l’autre permettent au jeune Leo un vertige éphémère sur ce que pourrait être la liberté : franchir les espaces, briser la barrière de la langue et laisser le cœur s’épancher. La complexe liaison entre l’enfant et la femme prend en charge toute la toxicité des relations lorsqu’elle se révolte contre sa condition tout en renvoyant le jeune homme à sa condition, allant jusqu’à l’humilier en lui proposant de l’argent pour continuer à faire la liaison. L’ordre choses gagne toujours, et nourrit même la colère qu’on peut avoir contre lui, le pouvoir étant un instrument idéal de la vengeance ou l’amertume.
Bien entendu, dans ce regard nostalgique, les vibrations de la liberté amoureuse sont d’autant plus intenses qu’elle sont vouée à l’échec. La gangue de raideur et de règles sociales reprendra ses droits, comme le chapitre final d’un apprentissage qui ne pouvait décemment pas faire du libertinage un élément libertaire, l’érotisme devenant une galerie de tableaux dans le boudoir des aristocrates. Figés dans un cadre, les corps meurent. Mais le souvenir et la recherche d’un été perdu redonneront leur valeur aux instants de vérité.
(8.5/10)