Cette critique spoile le film Le Miroir.
Face à un film aussi obscur dans son propos et sa narration, deux choix s’offrent au spectateur à la sortie du Miroir. Le conspuer à cause de l’ennui qu’il peut provoquer ou rester subjuguer devant quelque chose que l’on n’explique pas, que l’on ne comprend pas. Un doux mélange d’admiration et d’incompréhension qui donne une aura mystique à l’œuvre. Car Le Miroir est sûrement un des films les plus complexes qui existent. Je ne pourrais croire quelqu’un qui me dirait qu’il a compris ce film du premier coup sans aucune préparation au préalable. Donc, afin d’éclaircir quelques points, je voudrais tout d’abord répondre à la question que tout le monde se pose à l'arrivée du générique, au moins la première fois : Le Miroir, de quoi ça parle ?
Le Miroir raconte l’histoire d’Aliocha, un poète russe qui, à l’article de la mort, se rappelle son passé, allant de son enfance jusqu’à son divorce avec sa femme, en passant par son adolescence pendant la Seconde Guerre Mondiale. Simple, non ? En fait pas vraiment, car Andrei Tarkovski choisit de raconter son récit de manière explosée, discontinue, et joue sur plusieurs niveaux de réalité. On peut passer d’une scène de souvenir d’enfance à un rêve puis à une séquence avec la femme d’Aliocha, comme c’est le cas au début du film. Pour ajouter de l’incompréhension à ce chaos narratif, Tarkovski va en plus décider de prendre la même actrice pour jouer la mère d’Aliocha et sa femme, la sublime Margarita Terekhova, qui ne sont différentiables que par leurs coupes de cheveux. Un chignon pour la mère et les cheveux détachés, ou coiffés en natte, pour la femme d’Aliocha. De plus, le personnage de la mère est joué par deux actrices différentes, Margarita Terekhova et Maria Vishnyakova, histoire d’embrouiller un peu plus le spectateur.
Il est alors facile de se perdre dans Le Miroir face à tant d’éléments aussi complexes, et dont on ne connaît pas nécessairement l’existence. On pourrait reprocher à Tarkovski d’utiliser de tels procédés dans le seul but de perdre un peu plus son spectateur, sauf que ces procédés révèlent en fait toute la logique du film. La mémoire n’est pas quelque chose de linéaire, sa logique interne se base sur des associations de divers éléments. Un visage peut en rappeler un autre, une émotion peut faire resurgir une époque révolue : reste que, si quelque chose est gardé en mémoire, alors il a forcément de l’importance. En ayant posé ça, on comprend déjà mieux pourquoi Le Miroir possède une telle construction. C’est un réel travail de reconstitution qu’a entrepris Andrei Tarkovski pour réaliser son film. Son équipe et lui sont allés jusqu’à reconstruire à l’identique, et au même emplacement, la maison d’enfance du réalisateur.
Pour évoquer ses souvenirs d’enfance, Andrei Tarkovski décide de choisir le cinéma car il a compris le pouvoir immense, et assez inexploité, du médium. Le cinéma permet d’expliquer ce qu’on ne peut expliquer que par l’image, en ce sens où, parce qu’il est le seul art à la fois visuel et temporel il était pour le réalisateur l’unique solution pour raconter son histoire. C’est pour cette raison que ce qui porte le film, c’est son atmosphère et ses visuels avant tout : pas besoin d’expliquer quand on peut le montrer. Le cinéaste se définit lui même comme un sculpteur du temps, il considère qu’un film est "une mosaïque fabriquée avec le temps". Cela se ressent dans tous ses films et particulièrement dans Le Miroir. Si on prend la scène de l’imprimerie par exemple, on assiste à une véritable dilatation du temps. D’abord, un spectateur attentif pourra apercevoir la présence de ralenti, assez discret, par instant qui donne un air flottant, éthéré, à la scène. Cependant, ce qui peut-être le plus important de noter, car cela donne un élément clé à la compréhension de la philosophie du réalisateur, c’est que la scène n’est pas filmée dans les traditionnels 24 images par secondes mais avec un peu plus d’image. Ce choix de réalisation permet au spectateur d’être dans le même état d’esprit que le personnage de Margarita Terekhova à cet instant, de lui faire ressentir le temps tel qu'elle le ressent et non tel qu'il s'écoule réellement.
L’immersion du spectateur dans l’esprit des personnages est en effet une composante majeure dans le cinéma de Tarkovski. Le montage du Miroir en est la preuve. Il est à l’opposé d’une philosophie du montage comme celle d’Eisenstein, c’est-à-dire symbolique. En d'autres termes, il est guidé sans ordres de pensées intellectuelles. On pourrait le qualifier d’abstrait mais sa logique interne est en fait dirigée par celle des personnages, de leurs émotions, leurs souvenirs. La scène de l'imprimerie intervient à l'écran après seulement que le personnage de la mère en parle, et cette scène n'est présente dans le film que grâce au rêve qu’Aliocha vient de faire. L’immersion du spectateur ne se retrouve cependant pas seulement dans le montage. Par exemple, dans une scène, un son est souvent isolé et amplifié pour transmettre au spectateur sur quoi le personnage porte son attention et ce sur quoi le spectateur devrait donc être attentif dans la scène. Une parfaite illustration de cela est la séquence où l’instructeur militaire d’Aliocha fait bouclier contre une grenade et où on peut alors entendre très distinctement les battements de son cœur. De même, on a tendance à souvent mentionner la texture dans les films de Tarkovski. En effet, chez ce cinéaste, le feu, l’eau ou la boue semble être totalement réel, même tactile. Ce travail particulier de la texture permet de plonger un peu plus le spectateur dans le film, car son univers est rendu d'autant plus vraisemblable.
Et il faut bien évidemment parler des visuels du film. Que ce soit la couleur, avec le premier plan sur la mère, le noir et blanc, avec la première scène de rêve ou le cadre, là il faut se référer à tout le film, je n’irais pas par quatre chemins : c’est parfait. En plus, il n’est pas difficile de remarquer que Le Miroir est composé majoritairement de plans-séquences. Cela donne un coté très lent au film, un aspect contemplatif, qui s’inscrit dans la logique créative de tout ce que j’ai pu énoncer précédemment. Tarkovski considère que l’essence d’une scène, ce qui fait la scène, ne se trouve pas dans le montage, dans sa juxtaposition avec une autre séquence, mais dans la scène en elle-même. On peut affilier ça facilement à ce qu’on appelle l’atmosphère d’une scène. En utilisant quasi-constamment le plan-séquence, Tarkovski permet à la scène de révéler son véritable sens et nous fait ressentir, à l’instar de la vie réelle, toute la densité du temps.
Néanmoins, il serait réducteur de résumer Le Miroir à une simple prouesse technique ou un film manifeste de son auteur. Ce qu’il y a de plus impressionnant à propos du film de Tarkovski c’est que malgré le fait qu’il soit autobiographique, Le Miroir réveille en nous des émotions depuis longtemps oubliées. Cette maison, ces souvenirs, ces personnes qui hantent l’auteur semblent être les nôtres. Être notre propre reflet, là est toute la beauté du Miroir.