Fausse autobiographie, vrai kaléidoscope métaphysique
Il est toujours hautement frustrant de ressortir d'un film qui s'annonce génial en n'y ayant rien compris. Et malgré ce sentiment très déconcertant, on peut éprouver un désir ardent d'y retourner pour mieux le saisir, car certains détails ont pu marquer l'attention. C'est exactement ce que j'ai ressenti avec Le Miroir, car c'est l'oeuvre la plus difficile et la plus déroutante qu'il m'ait été donné de voir. Certes, Andrei Tarkovski n'est pas du tout un réalisateur facile en temps normal, loin de là, mais il livre ici un film assez différent de ce qu'il fait d'habitude, très expérimental, avec une forme totalement libre, parfois abstraite, qui fait fi des règles les plus élémentaires du récit, brouillant complètement le temps et même les personnages. La structure est difficile à saisir : elle paraît celle d'un labyrinthe dont les parois donnent l'impression de se mouvoir.
"Les mots me paraissent ternes, ils peinent à transmettre mon ressenti", dit le narrateur au début du film. Mettant de côté les longs dialogues philosophiques qui lui sont caractéristiques, Tarkovski invente ici un nouveau langage cinématographique fait de pures sensations : on assiste à un enchaînement d'épisodes qui ne sont reliés par aucun ordre chronologique ni narratif, mais davantage sur le principe qu'une idée en appelle à une autre (un peu façon Huit et Demi). Certains acteurs jouent plusieurs rôles à la fois, dont les contours sont peu définis, et qui semblent parfois interchangeables : au point qu'il en est difficile, au départ, de savoir qui est le personnage au centre du récit!
Le cœur du film est dans la signification de ses images et de ses dialogues, remplies de sens pas toujours faciles à saisir, ou que l'on perçoit mieux par rapport à d'autres scènes du film : nombreux sont les détails qui trouvent un écho à un certain moment, à la façon des rimes d'un poème. Certaines répliques peuvent paraître anodines en apparence alors qu'elles ont un sens caché intéressant - rien que l'ombre de la perche lors de la première scène, qui énonce le concept du film, ne semble pas être là par hasard! Situé à la frontière du réel et de l'onirisme, Le Miroir offre de nombreuses images marquantes, comme cette grange qui brûle, ce rêve où le visage de la mère est recouvert par ses cheveux mouillés, puis le plafond s'effondre ; les scènes avec l'oiseau, les images d'archive judicieusement utilisées, notamment la séquence des soldats traversant un lac (qui semble être une réminiscence de L'Enfance d'Ivan) ; le décor de cette maison de campagne est si splendide qu'il évoquera vos plus beaux souvenirs d'enfance. Car l'une des premières qualités du film est l'incroyable beauté qui se dégage de l'ensemble : chaque plan est une merveille, alternant entre couleurs splendides et noir et blanc élégant. On connait le talent de Tarkovski pour l'esthétique, il livre là son film le plus pictural, démontrant une nouvelle fois son don pour rendre ses images très vivantes, voire magiques, à travers l'utilisation de la lumière, des souffleries ou du motif récurrent dans son oeuvre de l'eau qui ruisselle. Le tout est sublimé par une bande-son magistrale, mêlant morceaux classiques et musiques d'ambiance éthérées qui apportent une couche d'émotions supplémentaires au film. On a l'impression d'assister à un rêve sur pellicule.
La beauté du Miroir réside aussi et surtout dans son actrice principale, Margarita Terekhova, qui irradie de sa grâce à chacune de ses apparitions. Deux rôles lui sont attribués, la mère et l'ex-femme du personnage principal, les deux étant assez difficiles à distinguer : elle incarne en réalité davantage une figure d'amour fantasmé par le personnage principal à la lumière de la nostalgie des rapports maternels de son enfance. Un des principes du films est de filmer de façon objective ce qui relève de l'ordre du subjectif : sa beauté, radieuse mais jamais vraiment chaleureuse, est celle d'une icône plutôt que d'une réalité, à l'image de ce tableau présentant une étrange ressemblance avec l'actrice.
J'en viens aux thèmes du Miroir, tellement denses qu'ils sont difficiles à démêler : on peut ressortir du premier visionnage sans savoir ce que le film était supposé vouloir dire. Le premier thème qui apparaît est celui du souvenir, de la nostalgie, ces moments dorés qui ont constitué notre enfance dont l'émerveillement semble impossible de connaître à nouveau - sur le motif du mythe d'Orphée. Mais Tarkovski s'intéresse aussi à la façon dont notre passé influence notre présent et sa perception : la relation à la mère a une grande importance, puisqu'elle est très représentative du concept de nostalgie, tant nos rapports avec celle-ci paraissent précieux pendant l'enfance, mais s'atténuent en grandissant, puisqu'on a moins besoin d'elle et qu'elle s'occupe donc moins de nous. On cherche alors à retrouver ces sentiments maternels dans la vie conjugale, mais cela pourrait être une erreur, à en juger par le divorce du personnage principal. Les femmes qui composent la vie d'un homme est un des premiers sujet du film, celles-ci se faisant très présentes à l'écran : la femme rousse aperçue au camp militaire représenterait-elle un amour idéal dont le narrateur serait passé à côté?
Comme son titre le laisse entendre, Le Miroir est un appel à la méditation, à l'introspection et à la réflexion, sur nous-mêmes et le monde qui nous entoure. Tarkovski montre plusieurs niveaux du monde qui est le notre, aux relations plus complexes qu'elle ne devrait l'être, car on n'a pas confiance en l'autre, nous ne communiquons pas de façon naturelle, et le futur est incertain, à cause des absurdités du régime (la séquence de l'usine, renvoyant à des moments sombres du stalinisme) et de la science (un moment puissant est quand des images d'archives montrent le cadavre d'Hitler, puis une explosion nucléaire - alors que la Seconde Guerre Mondiale semblait toucher à sa fin, l'homme fait usage de sa pire invention). Notre univers semble régi par des motifs qui semblent se répéter, d'une génération à une autre, d'une culture à une autre : des parallèles sembles s'établir entre certains événements historiques et des moments de la vie de l'individu. Le Miroir remet en question nos conceptions personnelles et celles du monde qui nous entoure, montrant que nos névroses sont peut-être liées à celles de notre entourage, et à la pression qui est exercée sur nous, et se montre assez peu optimiste quant aux solutions possibles : l'homme semble condamné à répéter ses erreurs, incapable de les identifier car n'osant pas se remettre en question, et le fils du personnage principal s'apprête à connaître les mêmes douleurs que son père, par les manquements de celui-ci. La sublime conclusion amène à s'accepter soi-même, et à accepter son temps. A noter que le film semble aussi faire une réflexion sur l'art, thème cher à Tarkovski, puisqu'il se met en abyme pour présenter celui-ci comme l'expression de nos sentiments les plus profonds et universels, ainsi qu'à une représentation de notre monde (un des plans du film évoque fortement un fameux tableau qui avait d'ailleurs été montré dans Solaris) ; mais aussi comme une thérapie, pour l'artiste : sa création peut être difficile, hésitante, mais son aboutissement amène à une libération, comme le suggère la scène d'ouverture.
Il est vraiment difficile de parler du Miroir car c'est un film qui se dérobe totalement à la rigueur d'une analyse traditionnelle : ses entrelacs harmonieux créent une profondeur insondable, celle de deux miroirs mis en parallèle ; son essence la plus profonde est insaisissable. C'est une oeuvre pleine de non-dits qui suggère beaucoup plus qu'elle n'en dit, et qui demande à son spectateur de s'y impliquer pleinement pour rattacher un sens à ce qu'il voit, selon les émotions qui lui sont inspirées, qui fait parfois écho au vécu qui lui est propre - le fait que le narrateur soit quasiment toujours hors champ invite à s'immerger davantage. Logiquement, l'expérience sera profondément différente d'un individu à l'autre, et d'un visionnage à l'autre. Autant dire que c'est une oeuvre très difficile, dont le côté ésotérique le pare d'un hermétisme qui peut être rebutant : il est dur de savoir par quel endroit l'appréhender, ce qu'on doit y saisir, ce qu'on doit en retenir. Un certain nombre de spectateurs resteront sur le carreau, y compris certains qui pensaient jusque là savoir apprécier Tarkovski. Mais celui qui aura la patience de l'apprivoiser y découvrira un pur objet de fascination d'une infinie subtilité, une centaine de minutes touchées par la grâce dont les milles trésors n'en finiront pas d'être révélés, où même les mystères les plus déconcertants se font magnifiques. Une oeuvre irrationnelle, au delà des mots, qui ne ressemble à rien d'autre, dont les émotions semblent impossibles à égaler, qui s'élève au dessus du cinéma pour se rapprocher de l'Art véritable. Le fait qu'elle paraisse cohérente malgré sa forme complètement éclatée ne tient pas seulement du génie, mais du véritable miracle, surtout quand on connaît les circonstances difficiles de sa création.
J'espère vous avoir donné envie de découvrir Le Miroir : si vous avez aimé d'autres Tarkovski mais que vous n'avez pas encore vu celui-là, découvrez-le coûte que coûte. Et au cas où vous en ressortiriez perplexe, dans le doute, persévérez : vous pourriez bien passer à côté du choc cinématographique de votre vie. Pour ma part, je le catapulte en première position de mon top 10. Mon esprit en est encore en pleine effervescence.