« Le Miroir », ou « Zerkalo », ou « Зеркало » (c’est toujours classe de mettre des caractères cyrilliques dans une critique), est le quatrième film réalisé par Andreï Tarkovski (ou Андрей Тарковский… ok j’arrête). Le film est partiellement inspiré par ses souvenirs d’enfance, et illustré par des poèmes dont son propre père est l’auteur.
Ceux qui sont déjà familiers de l’univers si particulier de Tarkovski ne seront pas surpris par le film, qui porte indéniablement son empreinte. Il n’y a pas vraiment d’histoire, et le film est, par ailleurs, très difficile à résumer. Le rythme est assez lent et un soin quasiment religieux est accordé à l’image. Il s’agit moins d’un récit que l’on déroule, que l’on "suit", mais davantage d’une expérience à vivre. En ce sens, il me paraît très hasardeux de parler du « Miroir » de façon froide et objective, tant le ressenti de chacun devant le film dépend de sa sensibilité. Je me bornerai donc, en essayant d’éviter de trop dévoiler le film (ou d’être trop chiant, même si je ne garantis rien), de partager ici mon appréciation du film.
Il faut prendre « Le Miroir » comme un film d’ambiance pur. Il n’y a pas vraiment de trame directrice derrière toutes les séquences qui s’enchaînent, bien qu’elles possèdent des lieux communs (l’enfance, la famille, l’éducation) et des personnages récurrents. Je le vois plus comme un genre de partage d’idées, de souvenirs mis en image par le réalisateur. Une même actrice joue deux personnages : l’ex-femme et la mère du narrateur. Il le dit lui-même : si cela est ainsi, c’est parce que, dans ses souvenirs, sa mère a toujours le visage de son ancienne épouse. Le souvenir d’enfance et l’expérience constituent souvent un excellent terreau pour le cinéma. Dans « Amarcord », son chef d’œuvre, Federico Fellini s’inspire ainsi largement de ses propres réminiscences pour alimenter les multiples histoires qui y sont contées. Les séquences du « Miroir » sont moins précises que chez Fellini, et ne servent pas à nourrir un propos général. Elles sont plus poétiques, plus sensorielles : il y a moins à comprendre qu’à voir et à entendre.
Il faut reconnaître que visuellement, c’est magnifique. Les décors sont assez peu nombreux, et possèdent chacun une identité graphique propre originale. L’on passe de la couleur (paysages splendides) au noir et blanc en fonction de séquences sans accroc. Un immense soin est accordé à la composition des plans et aux détails. Les séquences bucoliques tournées aux alentours de la datcha de campagne de Tarkovski sont magnifiques : l’herbe, les arbres et les lumières composent des tableaux épatants. Lorsque l’on nous amène dans la neige, il y a un plan superbe qui donne une réelle impression de profondeur. Enfin, toutes les scènes d’intérieur sont tournées dans des décors minutieusement construits, pleins de petits objets qui donnent un cachet et un réalisme appréciables à l’ensemble. On est loin des filtres Instagram de « Stalker », du maniérisme kitsch de « Solaris », ou des plans laborieux de « Nostalghia »…
J’ai également apprécié le travail manifeste sur les prises et le traitement du son, ce qui rehausse l’intérêt de certaines scènes durant lesquelles cette composante sonore tient un rôle prépondérant. La pluie, le son des gouttes qui tombent, ou encore le crépitement du feu, sont parfaitement captés dans le film.
Pour être parfaitement honnête, je vous avouerai que je suis loin d’être un fanatique d’Andreï Tarkovski. Je trouve des qualités à ses films, qui possèdent des atmosphères tout à fait uniques, mais je trouve que celles-ci sont généralement noyées dans un propos mystique pédant et des longueurs terrifiantes. Ses films me donnent l’impression de jouer sur deux tableaux : d’un côté une mise en contexte qui peut être très réussie (toute la première partie de « Stalker », la préparation et l’entrée dans la "zone", est assez géniale) ; de l’autre, des élucubrations philosophiques et religieuses pénibles. Le succès du « Miroir », à mon sens, repose sur sa visée unique. Les divagations existentielles propres au cinéma de Tarkovski sont très peu présentes ici, effacées au profit d’une poésie des images éloquente et évocatrice, qui se suffit pleinement à elle-même.
Est-ce suffisant, me direz-vous ? De belles images, une bande son maîtrisée, une musique prenante, composent-elles un bon film ?
J’inclinerai à penser que, dans une certaine mesure, l’on peut être pleinement conquis par une ambiance, qui nous transporte et nous gagne à la cause du film. Ici, je suis toujours un peu dubitatif. Il y a une certaine atmosphère, c’est indéniable, mais les séquences montrées me paraissent souvent assez froides et impersonnelles, et sont pas spécialement émotionnelles non plus. Pour adhérer à ce genre d’œuvre, il faut généralement y trouver quelque chose qui "parle" à notre sensibilité, qui nous touche. J’adore les « Fraises sauvages » par exemple, car je trouve que Bergman y développe son propos avec une légèreté de ton et un humour salvateurs. Je trouve également mon compte dans des séquences mélancoliques douces-amères, merveilleusement filmées, entre autre, par Sergio Leone et Ettore Scola.
Ici, rien de tout cela. Il est impossible de s’en rapporter à l’histoire, car elle est inexistante. De même, les personnages n’apparaissent qu’une seule fois, n’ont pas de nom et pas de personnalité.
À l’exception d’un seul. Un personnage qui fait toute la différence.
L’épouse divorcée du narrateur, et sa mère, dans les séquences d’enfance, jouées toutes les deux par Margarita Terekhova. Elle gomme à elle seule bon nombre de défauts du film et illumine les séquences où elle apparaît de sa grâce solaire. Magnétique, énergique, elle est indomptable et virevolte de scène en scène, irrésistible. En outre, chose rarissime dans les films de Tarkovski, l’actrice est radieuse et souriante tout au long du métrage, ce qui ne gâche rien. C’est quand même nettement mieux que cet insupportable pleurnicheur d’Alexandre Kaïdanovski dans « Stalker »…
« Le Miroir » me semble, finalement, le film de Tarkovski le plus abordable des quatre que j’ai pu voir. Il ne faut pas le considérer comme une histoire qui se déroule, mais comme une succession de séquences oniriques, d’une beauté plastique forçant l’admiration. Toutes ne sont pas parfaites – loin s’en faut – mais aucune n’est inintéressante, et, en fin de compte, elles composent un ensemble d’une certaine cohérence et d’une grande richesse.
C’est aussi cela, la beauté du cinéma : explorer un filon pour lequel l’on a pratiquement abandonné tout espoir, et y dénicher une pépite imparfaite, mais diablement intéressante.